Peter Baker, journaliste au New York Times, couvre l’actualité politique à la Maison Blanche depuis trente ans. Il sait qu’il a assisté à un moment unique, vendredi 28 février. « Jamais un président américain n’a sermonné ainsi en public le dirigeant d’un pays allié, encore moins le dirigeant d’un Etat en lutte contre des envahisseurs », écrit le reporter sur le site du quotidien(Nouvelle fenêtre) à propos de cette scène spectaculaire. Celle d’un échange extrêmement tendu entre le président américain, Donald Trump, et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, au cœur du Bureau ovale de la Maison Blanche, à Washington (Etats-Unis).
Vendredi après-midi, à la résidence officielle du président, Donald Trump accueille Volodymyr Zelensky avec une traditionnelle poignée de main. D’entrée, il ne peut s’empêcher une petite pique : « Il s’est fait très élégant », glisse-t-il, devant l’absence de costume de son homologue, en tenue militaire depuis qu’il est devenu chef de guerre. Son invité, lui, affiche un visage fermé.
/2025/03/01/075-leyden-presiden250228-npnet-67c2e672ed6ee848289458.jpg)
Quelques semaines après un appel entre Washington et Moscou, la visite de Volodymyr Zelensky doit permettre de signer un accord-cadre sur les minerais stratégiques de l’Ukraine. Les négociations, compliquées, ont été marquées par les attaques de Donald Trump à l’encontre de son homologue ukrainien. Ce « deal », condition non négociable pour que Kiev espère un soutien de la nouvelle administration américaine, semble finalement acté et laisse entrevoir un apaisement des rapports entre les deux hommes.
Face à la presse dans le Bureau ovale, Volodymyr Zelensky présente au président républicain plusieurs photographies de prisonniers de guerre ukrainiens, victimes d’abus dans les geôles russes. Vladimir Poutine, insiste-t-il, est un « tueur ». « Je ne suis pas aligné sur Poutine, je ne suis aligné sur personne, rétorque Donald Trump. Je suis aligné sur les Etats-Unis d’Amérique, et pour le bien du monde ». Cette seule phrase marque déjà une rupture claire avec la politique de soutien sans faille défendue par l’administration Biden, depuis le début de la guerre, le 24 février 2022.
L’échange avec Volodymyr Zelensky connaît un premier tournant. Donald Trump reproche à son interlocuteur « la haine qu’il voue à Poutine ».
« Il m’est très difficile de conclure un accord avec ce genre de haine. Il a une haine énorme, et je le comprends. »
Donald Trump, président américainlors de son échange avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky
Le chef de guerre ukrainien s’agite sur son fauteuil, mais reste silencieux. Assis face à lui, le vice-président américain, J.D. Vance, insiste sur le pouvoir de « la diplomatie » pour obtenir la paix. « De quelle diplomatie parlez-vous, J.D. ? », interroge l’invité de la Maison Blanche, rappelant que « personne n’a arrêté » Vladimir Poutine dans sa volonté d’envahir l’Ukraine, malgré un accord de cessez-le-feu et les négociations qui ont suivi, dès 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass. « Je parle du type de diplomatie qui mettra fin à la destruction de votre pays », réplique J.D. Vance, irrité.
« Etes-vous déjà venu une seule fois en Ukraine ? »
Le ton monte. « Avec tout le respect que je vous dois, je pense qu’il est irrespectueux de votre part de venir dans le Bureau ovale et d’essayer de plaider cette question devant les médias américains, tacle J.D. Vance. « En ce moment même, vous forcez les conscrits à rejoindre les lignes de front parce que vous avez des problèmes d’effectifs. Vous devriez remercier le président [Trump]. »
« Etes-vous déjà venu une seule fois en Ukraine pour voir les problèmes que nous avons ? », répond, agacé, Volodymyr Zelensky à J.D. Vance. Ce dernier n’a cessé, ces dernières années de critiquer l’engagement des Etats-Unis en faveur de Kiev. « Je me fiche pas mal de ce qui arrivera à l’Ukraine », affirmait-il même en 2022. Piqué, le vice-président américain assure être tenu au courant grâce aux reportages, et dénonce des « tournées de propagande » de l’invité auprès de dirigeants étrangers. « Vous pensez qu’il est respectueux d’attaquer l’administration qui tente d’empêcher la destruction de votre pays ? », insiste le vice-président, énervé.
Volodymyr Zelensky entend alors convaincre l’administration Trump des « problèmes » à venir pour les Etats-Unis du fait de l’offensive russe. « Vous avez un bel océan [qui sépare les Etats-Unis de l’Europe] et vous ne le sentez pas maintenant, mais vous allez le ressentir à l’avenir », alerte-t-il. Cet avertissement provoque la colère de Donald Trump. « Vous ne le savez pas. Ne nous dites pas ce que nous allons ressentir. On essaie de résoudre un problème, rétorque le président américain. Vous vous êtes mis dans une très mauvaise position. Vous n’avez pas les cartes en main », poursuit Donald Trump dont le débit s’accélère et le faciès se durcit. « Je ne joue pas aux cartes. Je suis très sérieux, M. le président. Je suis le président d’un pays en guerre », répond Volodymyr Zelensky.
/2025/03/01/000-36yu8um-67c2e6db168be540041353.jpg)
L’échange invraisemblable commence à être relayé à travers le monde. En France, l’AFP multiplie les alertes, rapportant ces déclarations, plus stupéfiantes les unes que les autres. La journaliste du New York Times Maggie Haberman, auteure d’une biographie de Donald Trump, suit, elle, la scène en direct : « C’est la colère la plus forte que j’ai vue chez Trump depuis longtemps ». Son collègue Peter Baker parle, lui, d’une « explosion de colère ».
« Vous jouez avec la vie de millions de personnes. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale », s’énerve le président américain. J.D. Vance enchaîne : « Avez-vous seulement dit : ‘Merci ?' » « De nombreuses fois », rappelle Volodymyr Zelensky. En trois ans de guerre, l’Ukrainien a remercié à au moins une trentaine de reprises les Etats-Unis pour leur soutien, confirmera plus tard CNN(Nouvelle fenêtre). « Non, depuis le début de cette rencontre ? (…) Dites quelques mots de remerciements aux Etats-Unis d’Amérique et au président qui essaie de sauver votre pays », insiste le vice-président américain. Celui-ci semble aussi vouloir régler des comptes : « Vous êtes venu en Pennsylvanie et vous avez fait campagne pour l’opposition en octobre [lors de la campagne présidentielle]. »
« Ça va être très dur de faire des affaires comme ça »
Les autres participants sont attérrés. L’image de l’ambassadrice ukrainienne aux Etats-Unis, Oksana Markarova, son visage entre ses mains, devient virale sur X(Nouvelle fenêtre). Le langage corporel des deux hommes reflète aussi la tension qui règne, avec un Donald Trump qui pointe le doigt vers le président ukrainien, tandis que celui-ci se penche pour tenter de s’expliquer. « Vous pensez que si vous parlez très fort… », dit-il. « Il ne parle pas fort, le coupe Donald Trump. Vous avez déjà beaucoup parlé. Votre pays est en grande difficulté. Vous ne gagnez pas. » « M. le président, nous restons forts. Depuis le tout début de la guerre, nous sommes seuls, et nous disons, j’ai dit, merci. » « Vous n’avez pas été seuls. Vous n’avez pas été seuls. On vous a déjà donné », rétorque le président, répétant des chiffres gonflés et faux sur l’aide militaire américaine à l’Ukraine. Celle-ci s’élève à une centaine de milliards d’euros selon l’Ukraine Support Tracker(Nouvelle fenêtre), et non 350 milliards de dollars comme le prétend Donald Trump.
« Ça va être très dur de faire des affaires, de cette manière », enchaîne Donald Trump, réclamant à son homologue d’« obtenir un cessez-le-feu maintenant ». « Bien sûr que nous voulons arrêter la guerre. Avec des garanties [de sécurité]« , appuie Volodymyr Zelensky. Face à lui, le président américain « défend clairement Poutine », observe Maggie Haberman. S’en suit une déclaration du milliardaire américain qui résume à elle seule l’entretien : « Soit vous concluez un accord, soit on vous lâche. Vous ne vous montrez pas du tout reconnaissant. »
Le dialogue devenu altercation se conclut, avec Donald Trump qui salue « un grand moment de télévision ». Il s’agit surtout un grand tournant dans la relation entre les deux pays, comme le montrent les informations annoncées quelques minutes plus tard. La conférence de presse est annulée, tout comme la signature de l’accord sur les minerais.
Donald Trump demande alors à la délégation ukrainienne de quitter les lieux, affirment plusieurs médias américains puis la porte-parole de la Maison Blanche. Les caméras montrent un Volodymyr Zelensky remonter dans sa voiture, sans être raccompagné par le président américain. Dans un communiqué, le dirigeant des Etats-Unis évoque « une réunion très significative », mais estime que son homologue « n’est pas prêt pour la paix si l’Amérique est impliquée ». Volodymyr Zelensky « pourra revenir, lorsqu’il sera prêt pour la paix ».
/2025/03/01/063-2202564097-67c2e7f855240987288303.jpg)
Peu après son départ de la Maison Blanche, le président ukrainien remercie ses hôtes : « Merci au président, au Congrès et au peuple américain. L’Ukraine a besoin d’une paix juste et durable. » « Vous nous avez aidés à survivre », ajoute-t-il en fin d’après-midi, lors d’une interview sur la chaîne conservatrice Fox News. Face à lui, le présentateur Bret Baier insiste : doit-il des excuses à Donald Trump, comme le réclame notamment le secrétaire d’Etat américain, Marco Rubio ? S’agissait-il d’un guet-apens, comme le dénoncent des démocrates ? Le dirigeant évoque sobrement « une situation très difficile (…) pour les deux parties ».
« Je ne suis pas sûr que nous ayons fait quelque chose de mal. »
Volodymyr Zelenskysur la chaîne « Fox News »
Sa relation avec Donald Trump peut « bien sûr » être réparée, estime-t-il ensuite, ajoutant qu’il ne souhaite « pas perdre » le soutien essentiel des Etats-Unis. « Ce sera difficile sans votre soutien, mais nous ne pouvons pas perdre nos valeurs, notre peuple (…) notre liberté », appuie l’Ukrainien, appelant le président américain à se placer « vraiment plus » de son côté.
Dans le même temps, en Europe, les réactions pleuvent pour soutenir l’Ukraine. Volodymyr Zelensky les remercie ensuite un par un sur X. Sans surprise, le Premier ministre hongrois, le populiste réactionnaire Viktor Orban, préfère remercier Donald Trump de « se tenir debout en faveur de la paix ». De son côté, Moscou se déchaîne. La porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, salue la « retenue » de Donald Trump et de J.D. Vance, face à « l’ordure » Volodymyr Zelensky.
Francetvinfo.fr