Violences à Sfax : « Désormais, tous les Subsahariens veulent aller en Europe »

Violences à Sfax : « Désormais, tous les Subsahariens veulent aller en Europe »

8 juillet 2023 Non Par LA RÉDACTION
Des Tunisiens ont bloqué les rues de Sfax et incendié des pneus pour protester contre la présence de migrants subsahariens. Crédit : France 24
Des Tunisiens ont bloqué les rues de Sfax et incendié des pneus pour protester contre la présence de migrants subsahariens. Crédit :

InfoMigrants a reçu le témoignage de trois exilés, deux Gambiens et un Ivoirien, qui vivent à Sfax, dans le centre-est de la Tunisie. Tous se terrent, de peur d’être agressés et dépouillés. Depuis la mort d’un Tunisien lundi soir après des heurts avec des Subsahariens, la ville est en proie au chaos. Des dizaines de migrants ont été agressés par des jeunes Tunisiens et ont vu leurs maisons saccagées. Nombre d’entre eux veulent désormais quitter le pays et prendre la mer pour rejoindre l’Europe.

Mohamed*, Gambien de 24 ans : « Les commerces refusent de nous vendre de la nourriture, je n’ai rien mangé depuis deux jours »

« Lundi soir, on était à la maison, et des Arabes ont cassé notre porte d’entrée. Ils ont voulu se battre avec nous.

Moi, je vis ici depuis deux ans, on n’avait jamais eu de problème avant. On nous a dit qu’un Camerounais avait poignardé un Tunisien. Depuis, ils sont tous devenus fous, et ils agressent des Subsahariens.

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Je suis allé au poste de police, j’ai vu 300 Noirs enfermés en cellule. Certains avec une jambe cassée. Les autorités envoient les migrants dans le désert, à la frontière algérienne ou libyenne.

Lundi soir, un Tunisien d’une quarantaine d’années à été mortellement poignardé dans des heurts avec des migrants à Sfax. Depuis, un déchainement de violences s’est abattu sur la ville du centre-est de la Tunisie. Les migrants sont agressés dans les rues par des habitants, leurs maisons sont saccagées et leurs biens pillés. Depuis lundi, des centaines de migrants sont arrêtés par les forces de l’ordre et envoyés dans le désert, sans eau ni nourriture. Jeudi, l’ONG Human Rights Watch a dénoncé « des expulsions collectives [qui] violent le droit international ».

Plusieurs migrants dorment dans une plantation, à l'écart du quartier de Sfax touché par les violences. Crédit : DR
Plusieurs migrants dorment dans une plantation, à l’écart du quartier de Sfax touché par les violences. Crédit : DR

Pour éviter les violences et les expulsions, on se cache dans une plantation. On a qu’un seul téléphone pour 40 personnes. Certains Tunisiens nous ont donné du pain et de l’eau, mais pas tous les jours. Et les commerces refusent de nous vendre de la nourriture. Je n’ai rien mangé depuis deux jours.

Maintenant, on veut atteindre notre ambassade, qui se situe au Maroc. On ne sait pas comment y aller, on n’a pas d’argent. »

Omar*, Gambien de 20 ans : « On s’est fait attaqué trois fois en quelques heures »

« Je suis parti de Gambie avec des amis en décembre dernier. On vient tous de Serrekunda [à l’ouest du pays, ndlr]. Je suis venu en Tunisie pour travailler car je suis électricien de formation, mais je n’ai pas trouvé de travail.

J’aimerais aller en Europe en traversant la Méditerranée, mais ça coûte autour de 1 000 euros, et je n’ai pas assez d’argent. En attendant, je fais de petits travaux domestiques pour gagner 20 ou 30 dinars.

Les gens doivent savoir que les Noirs souffrent en Tunisie. Et tout s’est aggravé depuis le discours du président tunisien.

En février dernier, Kaïs Saïed a tenu un discours virulent pourfendant l’immigration clandestine et la présentant comme une menace démographique pour son pays. Peu de temps après, les violences envers les migrants se sont intensifiées. Beaucoup ont perdu leur travail et leur appartement. Lundi 26 juin, le chef de l’État a réitéré ses propos parlant de migrants qui « terrorisent » les citoyens.

Dimanche soir, des Tunisiens sont entrés chez nous. Ils étaient équipés de bâtons et de machettes. On est partis en courant, on avait peur car ils frappent les Noirs et volent leurs affaires. On peut aussi se faire tuer. Depuis, on n’est pas revenus chez nous. On va chez des amis, on dort dehors dans un autre quartier, on occupe une maison abandonnée…

 

Dès qu’on voit un Tunisien dans la rue, on court. On les évite au maximum. L’autre jour, on s’est fait attaquer trois fois en quelques heures.

On demande juste à être en sécurité en Tunisie. Ma famille restée au pays est très inquiète pour moi. On ne sait jamais ce qu’il peut se passer, les gens peuvent perdre leur vie. Si la situation continue à empirer, on retournera en Gambie. Mais ce serait un gros échec. On va peut être devoir changer nos rêves. »

Salif*, Ivoirien de 39 ans : « Ce n’est pas parce qu’un Noir a tué un Tunisien que tous les Noirs sont coupables ! »

« Je vis à Sfax depuis quatre ans. J’ai travaillé dans plusieurs domaines : dans un laboratoire d’extraction de lait de vache, dans une société construction métallique, pendant 5 mois, dans une entreprise de fabrication d’enduit. Et en ce moment, je suis employé dans une société de tapisserie.

Depuis lundi soir, mon quartier est touché par de violents affrontements entre Tunisiens et Subsahariens. Je ne sors plus de chez moi, je ne veux pas prendre de risques. Mon patron m’a autorisé à rester à la maison, pour ma sécurité.

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Mon bailleur aussi m’a déconseillé de sortir. Heureusement, il est compréhensif et ne m’a pas mis dehors. Un ami tunisien chauffeur de taxi m’apporte de la nourriture chaque jour.

Après la sortie du président tunisien en février, qui nous a accusé d’être la source de crimes, on a déjà subi des violences. Quelques semaines après, ça s’était apaisé et puis ça a recommencé en début de semaine. Pour l’instant, les affrontements se concentrent à Sfax, mais on n’est pas à l’abri que ça s’étende à tout le pays.

Depuis le début des affrontements, des dizaines de migrants ont perdu leur logement. Des bailleurs refusent de continuer à louer leur appartement à des Subsahariens. Salif vit avec sa compagne et cinq autres personnes.

Dans la rue, c’est trop dangereux. Et à la maison aussi, nous risquons d’être agressés. Lorsque les voyous tunisiens voient un Noir rentrer chez lui, ils repèrent la maison et reviennent dans la nuit pour attaquer les personnes qui y vivent. Ils prennent tout ce qui les intéresse : de l’argent, des téléphones mais aussi des bouteilles de gaz. Certains ont même volé un frigo !

Je préfère mourir en mer que d’être maltraité par mes propres frères africains

C’est vrai que les Tunisiens ont des difficultés sur le plan économique et social mais nous ne sommes pas la cause de leur malheur. La personne qui a tué le Tunisien lundi soir a été arrêtée, ils n’ont pas à se venger sur nous. Pourquoi s’en prendre à toute la population subsaharienne ? Ce n’est pas parce qu’un Noir a tué un Tunisien que tous les Noirs sont coupables ! Il y a des voyous dans tous les nationalités.

Après la mort d’un Tunisien lundi soir, trois Camerounais soupçonnés d’avoir pris part à l’altercation mortelle ont été arrêtés », a indiqué le porte-parole du Parquet de Sfax.

Avec ce qu’il se passe en ce moment, tous les Subsahariens aspirent à aller en Europe, même ceux qui ne voulaient pas prendre la mer. Les violences précipitent les départs.

Quand je suis arrivé en Tunisie, mon but n’était pas de rejoindre l’Europe. Mais aujourd’hui, je ne vois pas d’autre solution. Je ne peux pas rentrer au pays, je n’ai plus rien là-bas. Et ici, c’est devenu trop compliqué pour nous.

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Peut-être que les choses vont se calmer et que notre situation va s’améliorer mais dans combien de temps ? On ne sait pas ce qu’il peut se passer dans les prochains mois. Tôt ou tard, les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Je sais que la traversée de la Méditerranée est risquée mais je n’ai pas peur. Je préfère mourir en mer que d’être maltraité par mes propres frères africains ».