Sékou Touré: un dirigean révolutionnaire africain
27 mars 2024
Le 26 mars 1984, le président guinéen Ahmed Sékou Touré décédait dans un hôpital de Cleveland, aux États-Unis. Quarante ans plus tard, le débat qui entoure sa mémoire déchire toujours les familles des victimes de son régime et les héritiers de ses idées sur le panafricanisme et la dignité africaine. La complexité de ce personnage majeur et polémique de l’histoire africaine ne se laisse pas saisir facilement. Au-delà de cette double mémoire, quel peut être un récit partagé sur Sékou Touré ?
Ce sont des textes inattendus et, de ce fait, oubliés de l’histoire. Des poèmes, ensevelis dans le choc des mémoires qui entourent Ahmed Sékou Touré. Ces « poèmes militants » fournissent pourtant de fascinants indices sur la personne du premier président de la Guinée. Alors que la réunion du Conseil national de la révolution, le 12 mai 1969, touche à sa fin, il lit ainsi un texte qui mêle déclaration d’amour au peuple de Guinée et nouvelle acceptation de la mission rédemptrice qui lui aurait été confiée à lui, Sily (« l’éléphant », son surnom) : « Que s’amplifie TON ACTION Peuple de Guinée, / Mon Peuple ! / Je ne puis ni hésiter ni reculer ! / Les complots criminels de tes ennemis / Et leurs plans sataniques ont raffermi / Et galvanisé en Sily une seule volonté ; / La volonté résolue de mâter / Ceux qui te vouent humiliation et mépris / Et qui pour leur vilenie méritent d’être pris / Avant la pendaison, juste rançon / Des assassins traîtres à la Nation. / Mais tu m’as façonné une âme / Au rayonnement de ta flamme. / Je ne puis ni hésiter ni reculer. ». Figure de l’Afrique révolutionnaire et chef d’un système répressif : les deux visages d’Ahmed Sékou Touré sont-ils vraiment inconciliables ?
Le débat, en tout cas, est polarisé à l’extrême. Ceux qui y prennent part semblent irréconciliables. La légende d’Ahmed Sékou Touré, telle qu’elle est racontée par ses partisans, plonge ses racines dans une ascendance glorieuse, celle du grand résistant à la colonisation Samory Touré. Elle naît réellement un 25 août 1958, dans les mots d’un discours prononcé devant le général de Gaulle. Le dirigeant français effectue alors une tournée en Afrique pour faire la promotion de son projet de Communauté française. À Conakry, il trouve un Sékou Touré revendicatif, qui réclame une Communauté améliorée… Et prononce des mots qui entreront dans l’histoire : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage. » Un mois plus tard, les électeurs guinéens marquent massivement leur refus lors du référendum du 28 septembre et, dans l’histoire officielle guinéenne, Sékou Touré devient alors « l’homme qui a dit Non à de Gaulle ».
À ce récit fondateur répond un autre récit plus sombre. Celui d’un Ahmed Sékou Touré « tyran », régnant à la suite de l’indépendance sur une « Guinée enchaînée ». C’est l’histoire que racontent les victimes du parti-État et l’opposition qui s’est efforcée d’exister en exil. Celle à laquelle fait écho la lettre ouverte d’un « condamné à mort par contumace » publiée en 1972 dans Le Livre noir de Sékou Touré [1] : « Vos exactions et la terreur dont vous avez fait une manière d’être de votre État ont transformé votre régime en institution contre la raison, le pays tout entier en prison. »
Visionnaire ou tyran ?
Depuis quarante ans, ces deux images parfaites et lisses sont engagées dans un véritable corps à corps mémoriel. Les coups ont recommencé à être échangés depuis que certains acteurs politiques veulent utiliser l’héritage politique d’Ahmed Sékou Touré pour enflammer les imaginaires contemporains. La décision des autorités de transition guinéennes de donner à l’aéroport de Conakry le nom de Sékou Touré a réveillé de vieilles blessures. Mais où se trouve la réalité du personnage historique ? La complexité d’Ahmed Sékou Touré ne se laisse pas facilement saisir [2].
Sa relation avec la France coloniale a été en constante transformation. Comme le rappelle le chercheur Abdoulaye Diallo [3] : « Sékou Touré s’est effectivement opposé sans ménagement aux colons et à l’administration française pour la défense des intérêts des « indigènes » à la solde de l’économie coloniale et pour des peuples africains. Cette opposition tranchée contre la colonisation a guidé son activisme syndical et ses premiers pas dans l’arène politique guinéenne et « aofienne » jusqu’aux années cinquante. » Mais par ailleurs « à partir de 1954, Sékou Touré tient publiquement un discours mâtiné de compromis dans lequel le mot « collaboration » revient inaugurant ainsi une nouvelle ère dans l’histoire politique coloniale de la Guinée française ». Il ne se rallie à l’indépendance vis-à-vis de la France, selon différents travaux, que deux semaines avant le référendum du 28 septembre, poussé par certains groupes au sein de son parti, le PDG (Parti démocratique de Guinée).
C’est un fait qu’Ahmed Sékou Touré a fait entendre, dans les années 1960, une voix puissante sur les indépendances, la lutte contre l’impérialisme et la critique du néocolonialisme. Il encourage les groupes qui réclament l’indépendance des colonies portugaises, soutient le combat de l’UPC (Union des populations du Cameroun), accueille l’une des premières représentations du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) en Afrique subsaharienne. Il s’inscrit naturellement dans une forme d’alliance des grandes figures de l’Afrique révolutionnaires. Il dénonce l’assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba en 1961 et honore sa mémoire. Il est solidaire du président ghanéen Kwame Nkrumah quand celui-ci est renversé par un coup d’État en 1966 et fait de lui le co-président de la Guinée. Dans un autre de ses « poèmes militants », écrit pour les funérailles du leader indépendantiste bissau-guinéen Amilcar Cabral, il célèbre « tous les martyrs du colonialisme » : « Les Lumumba et N’Krumah / Mondlane et Cabral / Ont été et seront de tous les Temps / Des références permanentes et sûres / Des Martyrs aux causes impérissables. »
Ahmed Sékou Touré met également en place une politique d’indépendance culturelle qui se traduit notamment par l’attachement aux langues africaines et un soutien aux orchestres locaux. Plusieurs de ses discours confirment la place qu’il accorde à la culture dans la décolonisation des esprits. Mais cette culture est également pensée comme un outil idéologique, soumis à la volonté du parti-État. L’un des paradoxes sékoutouréens sur ce sujet est probablement que, tout en défendant « l’authenticité », le pouvoir guinéen a mis en œuvre, à partir de 1961, un programme de « démystification ». Comme le raconte le chercheur Mike McGovern, des agents de l’État descendent alors dans des villages, collectent des statuettes, des masques, des objets rituels, les détruisent la plupart du temps… et malmènent les spécialistes du rituel [4].
Les complots qui ont jalonné les années de pouvoir d’Ahmed Sékou Touré, de l’indépendance jusqu’à sa mort, illustrent parfaitement la complexité du personnage (et la difficulté des historiens à enquêter sur l’histoire de la Guinée). Reprenant une rhétorique complotiste qu’il utilisait déjà avant 1958, le PDG a déclaré successivement le pays sous la menace des « intellectuels tarés », des enseignants, des commerçants, de la « cinquième colonne », de femmes, etc. [5] Sékou Touré lui-même a parlé d’un « complot permanent » qui viserait son pays.
Si on dispose d’éléments irréfutables sur l’existence d’opérations de déstabilisation en 1959-1960 (l’opération « Persil » des services secrets français) et en 1970 (l’opération « Mar Verde » des Portugais), ça n’est pas le cas pour le complot dit « des enseignants » de 1961 ou celui dit « des femmes » de 1977. Le parti-État guinéen a très vite utilisé, dans le cadre de ces complots, la technique de « l’amalgame » d’éléments vérifiés à d’autres purement imaginaires. Il semble avoir usé de la dénonciation du complot comme outil de régulation de crises internes, tout en donnant parfois l’impression de se croire réellement sous la menace de l’étranger. Le « guide suprême de la Révolution » s’est-il enfermé derrière un mur paranoïaque au fil des années ? Certains l’affirment. Le paroxysme du déchaînement de violence politique est en tout cas atteint au cours de l’année 1971, à la suite du débarquement à Conakry de troupes portugaises et de dissidents guinéens le 22 novembre 1970. La traque de la « cinquième colonne » conduit à de nombreuses arrestations de personnes qui sont contraintes de se confesser, de dénoncer leurs « complices » et les réseaux (« SS Nazis », services français, CIA…) auxquels elles sont censées avoir appartenu. L’ensemble, diffusé par la Voix de la Révolution et le journal Horoya compose un scénario baroque et macabre, puisqu’il a conduit à la torture dans les camps de Guinée de nombreuses personnes.
Sékou Touré occupe aussi une place centrale au sein du parti-État, une place qui ne souffre pas la contestation. Une date est emblématique à ce sujet : décembre 1962. À Foulaya, dans la préfecture de Kindia, des militants importants du Parti démocratique de Guinée, dont Jean Faragué Tounkara et Bangali Camara, contestent des décisions de Sékou Touré. « Par ailleurs, explique l’historien Mohamed Saliou Camara, Tounkara, Camara et leurs partisans s’opposaient de manière véhémente à la concentration des pouvoirs par Touré, qui était de manière cumulative chef d’État et chef du parti. Ils ont proposé que Saifoulaye Diallo, celui qui était alors le numéro deux du parti, soit élu secrétaire général. » Tounkara et Camara sont éloignés des plus hautes instances du parti, puis arrêtés, décrits comme contre-révolutionnaires et envoyés à Boiro [6].
Une partie de l’unité du personnage se joue probablement dans l’idéologie révolutionnaire qui l’anime. Un idéalisme sans concession, qui veut transformer la société guinéenne et qui lui impose des catégories de combat abstraites et débarrassées de nuance, comme la Révolution et la Contre-révolution, le « Peuple » (avec une capitale) et ses « ennemis ». On est frappé, dans les textes d’Ahmed Sékou Touré, par la façon dont il souligne l’importance du collectif sur les individus, par le poids écrasant de « la Révolution » et de ses ambitions sociétales. « Le Peuple en tant que groupement social est supérieur à chacun des individus qui le composent », écrit Sékou Touré dans Le pouvoir populaire, le Tome XVI de ses œuvres complètes… « L’État guinéen est organisé de façon rationnelle et dynamique, c’est-à-dire de manière à sauvegarder le pouvoir du Peuple et à liquider toutes les réalités qui sont contraires aux intérêts du Peuple. » Il y a sans aucun doute, dans la littérature révolutionnaire attribuée au dirigeant guinéen, des fils qui peuvent aider à penser ensemble ses deux visages.
[1] DIAKITE Claude Abdou, Guinée enchaînée ou Le Livre noir de Sékou Touré, Paris, DAC, 1972, pp 217-245
[2] PAUTHIER Céline, L’héritage controversé de Sékou Touré, « héros » de l’indépendance, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 118, no. 2, 2013, pp. 31-44.
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[3] DIALLO Abdoulaye, Sékou Touré et l’indépendance guinéenne. Déconstruction d’un mythe et retour sur une histoire, Outremers, tome 95, n°358-359, 1er semestre 2008. pp. 267-288
[4] MCGOVERN Mike, Unmasking the State. Making Guinea Modern, The University of Chicago press, 2013, p. 171
[5] Sur quelques-uns de ces complots, cf Mémoire collective. Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, l’ouvrage réalisé par RFI, la FIDH et des universitaires.
[6] CAMARA Mohamed Saliou, Political History of Guinea since World War Two, Peter Lang, 2014, pp. 125-126