Des milliers de migrants débarqués cet été sur l’île de Lampedusa en Italie, se trouvent désormais dans le Piémont, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière française. À Turin, le centre d’accueil déborde avec 600 migrants pour 180 places. Ailleurs, dans la vallée de Susa, certains migrants tentent d’affronter les périls de la montagne pour passer en France.
« Si ça vaut la peine de partir ? Bien sûr que ça vaut la peine ! Si tu es menacé de mort, par la guerre, la faim, le paludisme… Il faut bien que tu quittes ton pays. » Bakari est ivoirien. C’est l’un des derniers arrivés au centre d’accueil pour migrants de la via Traves, à Turin. Une poignée de baraquements, aménagés à l’origine par la commune pour donner un toit l’hiver aux sans-abris, a été transformée dans l’urgence, depuis juillet dernier, en un point de chute pour des centaines de migrants en provenance de l’île de Lampedusa.
600 migrants pour 180 places
Point de chute. Difficile de qualifier autrement cette structure d’accueil qui craque de partout. Cela fait longtemps que les quelques mètres carrés de la quinzaine de bungalows, entourés par une clôture grillagée, ne sont plus suffisants. À l’intérieur, comme à l’extérieur devant le portail d’entrée, figurent des tentes gonflables, des structures pliables de grande contenance, des modules sanitaires d’urgence… Ils ont poussé un peu partout jusqu’en bordure de route, donnant au centre d’accueil des aspects de campement de fortune.
« Le pic de la crise pour nous s’est situé fin août, début septembre », explique Beppe Vernero, le président du comité de la Croix-Rouge de Turin. « On était alors au-delà d’une situation critique avec 600 personnes à accueillir pour un maximum de 160, 180 places. Il est évident qu’avec des chiffres pareils, on ne peut pas envisager d’engager d’autres actions que celles de satisfaire les besoins primaires. »
Un matelas – à défaut de pouvoir fournir un lit à tout le monde – et trois repas par jour : l’essentiel pour survivre est donné à chacun. Et ce, dans l’attente de solutions pour désengorger la structure d’accueil turinoise.
Au moment de l’urgence estivale, un migrant restait en moyenne 4 jours dans ce centre avant de partir. Mais comme tous les centres d’accueil du nord italien sont maintenant à saturation, il faut actuellement un mois pour lui trouver une structure plus durable.
Beppe Vernero, président comité Croix Rouge de Turin.
À la mairie de Turin, c’est évidemment d’un œil inquiet que l’on a vu s’envoler la courbe de fréquentation du centre de la via Traves. Car si l’accueil des migrants est un point de discorde entre les gouvernements de l’Union européenne, en Italie, il ne manque pas, non plus, de diviser la classe politique. D’autant plus que les autorités locales doivent gérer une politique décidée à Rome, par un exécutif aussi radical sur les questions migratoires, que celui dirigé par Georgia Meloni.
Les migrants comme marqueur politique
Depuis le début de la crise, dans les années 2015, des quotas de migrants débarqués sur les côtes italiennes ont été assignés à chaque région : 11 % pour le Piémont, dont une large part pour la capitale régionale.
« Dans son histoire, Turin a toujours su prendre sa part dans l’accueil des migrants et se montrer solidaire », explique Jacopo Rosatelli, le maire adjoint chargé de la Solidarité. « La différence cette fois-ci, c’est que nous sommes en présence d’un gouvernement qui a fait le choix de masser une quantité énorme de personnes dans un lieu qui n’est pas adapté. À l’avenir, il faudra que le gouvernement choisisse des sites plus nombreux et plus petits, afin d’accueillir les migrants de façon plus diffuse sur le territoire régional. La solution n’est pas, comme il le préconise, d’investir dans de grands centres de rapatriement qui nient les droits de la personne. »
Loin de l’affrontement politique qui les concerne, les 200 à 300 migrants de Côte d’Ivoire, du Mali, d’Ethiopie ou encore du Soudan, voient de temps à autre une lueur d’espoir apparaître à la porte du centre de la via Traves. Sous la forme d’un bus. Celui de ce matin-là par exemple, va offrir à 50 d’entre eux la possibilité d’enfin quitter ces murs. Direction la Sardaigne, dans un centre d’accueil où des places se sont libérées. Adieu Turin, retour à la Méditerrannée pour un habitat moins précaire, où attendre plus sereinement un éventuel statut de réfugié.
Une route vers la France semée d’embûches
Après chaque épisode d’arrivées massives suit une période de lente descente des effectifs du centre. Pour cause, des places se libèrent ailleurs dans la péninsule. Ou encore parce que les résidents, souvent, reprennent leur route, notamment vers la France. Avec pour passage obligé : la vallée de Suse. Quatre-vingts kilomètres à parcourir, tout en montée, vers la frontière.
En ce matin d’octobre, au centre d’accueil de la Croix-Rouge de Bussoleno (Piémont), une quarantaine de lits de camp sont déjà vides. « Ce sont ceux des migrants arrivés hier soir, certainement du centre de la via Traves, explique Jessica Ostoreno Xhixha, une salariée du centre. Ils font une pause pour la nuit, et après avoir pris un petit-déjeuner, ils prennent le train pour Oulx, dans la haute-vallée. »
C’est donc à Oulx, la petite cité au pied de la montée vers le tunnel du Fréjus, que s’effectuera l’ultime étape de ces « candidats » au passage en France. Certains se risquent à acheter un billet de bus pour franchir le corridor vers la Savoie. Mais la majorité opte pour une montée – en bus, par les lignes régulières quotidiennes ou à pied – vers la station de ski de Claviere (Piémont), dernière commune avant Montgenèvre dans les Hautes-Alpes.
Lorsqu’on les voit arriver ici, ils souffrent tous généralement de profondes lésions cutanées causées par de longs mois de marche, parfois aussi par des morsures de chiens
Anna Denzetti, médecin pour une ONG italienne au refuge « Fraternità Massi » de Oulx
« Et puis, malgré leur jeunesse, nombreux sont ceux qui se plaignent aussi de douleurs aux membres, aux vertèbres… Leur voyage jusqu’à nous est la source de tous leurs maux, mais celui vers la France sera de plus en plus dangereux, à mesure que la saison froide arrivera ».
Malgré les pluies d’automne et les flocons de l’hiver, ils seront encore nombreux à emprunter les routes et sentiers des stations de ski piémontaises pour franchir la frontière avec la France. Quarante ou cinquante par jour en ce mois d’octobre au soleil généreux.
Ils seront entre cinq et vingt pendant la saison la plus froide. D’après les observateurs, dont la Croix-Rouge italienne, après deux ou trois essais en moyenne, deux tiers des migrants réussiraient à tromper la vigilance des policiers postés sur cette frontière des Alpes.