ÉDITORIAL – Membre émérite du parti Russie unie et soldat exemplaire du poutinisme conquérant, grand charmeur à la stature de mâle dominant, capable de passer en quelques secondes et l’espace d’une rasade de whisky du flegme british à la brutalité d’un bucheron de la taïga, Sergueï Viktorovitch Lavrov, 73 ans et un demi-siècle de diplomatie soviétique puis russe au compteur, est l’homme à qui le maître du Kremlin a confié la mission d’ouvrir ce que les propagandistes de Moscou appellent désormais le « deuxième front » : celui de l’Afrique.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, il y a un an, le ministre des Affaires étrangères a effectué trois tournées sur le continent, visité onze capitales et prononcé autant de discours sur l’indéfectible solidarité russo-africaine face aux insidieuses manœuvres de l’Occident, l’ennemi commun. Une mission que ce nostalgique de la grande Russie impériale vit comme une revanche personnelle, lui qui n’a jamais digéré d’avoir été « baisé » (sic) par la coalition franco-américano-britannique lors de la chute de Kadhafi, en 2011, en même temps qu’une compensation des déboires de l’armée russe sur le front ukrainien.
Far West idéal
La figure qui sert d’emblème à son prestigieux ministère de la place Smolenskaïa, à Moscou, est un aigle bicéphale tenant entre ses serres deux plumes. Comme elle, l’offensive russe en Afrique a un double visage : celui, habile, professionnel et sans états d’âme de Lavrov, inamovible titulaire du poste depuis dix-neuf ans et celui, cynique, agressif, violent de l’ancien repris de justice et néo-oligarque Evgueni Prigojine, fondateur il y a une décennie du groupe Wagner.
Si le premier ne s’est pas rendu en République centrafricaine au cours de ses tournées continentales, c’est qu’il n’en a nul besoin : le second y règne en maître, au point que Bangui apparaît comme le laboratoire et l’incubateur de la stratégie d’implantation low-cost et multidimensionnelle de la Russie en Afrique. Ici, mercenaires et diplomates se partagent les tâches. Les miliciens de Wagner assurent la sécurité du président Touadéra et combattent en brousse contre les rebelles, tout en s’autofinançant sur la bête : mines, diamants, bois, trafics en tout genre, immobilier, unités de production de bière et de vodka locale Wa na Wa, tout y passe ou presque.
L’ambassade de Russie, elle, donne dans le soft power : restauration de la cathédrale orthodoxe Saint-André, financement d’écoles russophones, contrôle des médias et encadrement au plus près de l’opération Sango Coin – l’adoption par le pays d’une cryptomonnaie, moyen privilégié par Moscou pour contourner les sanctions internationales. La Centrafrique est aux Russes ce que le Gabon ou la Côte d’Ivoire étaient aux Français à l’époque de la Françafrique : un eldorado. Mais un eldorado sans État, ni frontières, ni contrôles, le far west idéal pour les cow-boys de Prigojine.
En est-il de même au Mali, où Wagner est également présent ? Non. Même si les Russes sont parvenus à y étouffer tout débat sur la légitimité de leur intervention, le Mali est un État certes en conflit et qui ne contrôle qu’à peine la moitié de son territoire, mais un État qui a son administration, ses fonctionnaires honnêtes, sa société civile et où le groupe de Prigojine peine à exercer son activité de prédation minière. Il y a surtout un adversaire, autrement mieux implanté, résilient et redoutable que les maquisards centrafricains de l’Ouham et de la Vakaga.
Vaincus en Irak et en Syrie, éradiqués en Algérie, Daech, Al-Qaïda et les GIA ont eux aussi ouvert leur deuxième front en Afrique, au prix d’un enracinement local et d’une transformation radicale de leurs effectifs, désormais sahéliens à presque 100 %. Cet adversaire, ni les gouvernements d’Afrique de l’Ouest, qui ont longtemps estimé à tort qu’il s’agissait là d’un problème purement malien que la France résoudrait rapidement grâce à son armée, ni cette dernière, persuadée que ces groupes terroristes étaient des produits d’importation du Moyen-Orient dont le but final était de s’attaquer à l’Occident, ne l’ont vu venir. Mais il est là désormais, durable, omniprésent des rives du Niger à celles du lac Tchad, poussant chaque jour un peu plus ses métastases vers le Sud, et il se nourrit de Wagner comme il se nourrissait hier de Barkhane, tant il est vrai que la présence de forces étrangères attire les jihadistes comme le vinaigre les mouches, et les galvanise.
Ligne rouge
Une évolution d’autant plus inquiétante que les deux parties – autorités civiles et militaires d’un côté, sectateurs du califat de l’autre – concourent objectivement à donner à leur affrontement des allures de guerre civile en ciblant prioritairement une communauté : les Peuls. Le sujet est brûlant et le torrent d’insultes et de menaces reçu par la militante malienne Aminata Dicko après son intervention, le 27 janvier, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, au cours de laquelle cette défenseure des communautés pastorales au Sahel, a courageusement levé ce tabou, démontre à quel point le simple fait de l’évoquer équivaut à franchir une ligne rouge.
Pourtant, la réalité, binaire, est là. En fonction de l’axiome mortifère selon lequel « tous les Peuls ne sont pas des jihadistes mais tous les jihadistes le sont », les villages et ressortissants de cette communauté considérée comme suspecte de sympathies islamistes sont régulièrement visés, tant au Mali qu’au Burkina Faso, par des exactions, voire des massacres documentés par les ONG. Ces sévices sont le fait des hommes de Wagner, dont le savoir-faire en la matière a été rodé en Syrie et dans le Donbass, mais aussi d’éléments des armées nationales qui peinent à sortir du cycle de colère et de frustration issu de leurs humiliations passées, ainsi que des supplétifs locaux recrutés sur une base ethnique dans le cadre d’un processus global et inquiétant de militarisation des civils.
Déjà passés experts dans l’exploitation du sentiment de relégation et d’abandon de la jeunesse rurale peule en lui offrant salaire, armes et motos chinoises, les chefs du GSIM (ou JNIM) et de l’EIGS mettent à profit le moindre de ces incidents pour recruter, installer des cellules dormantes et prôner leur interprétation barbare du jihad.
Face à ce glissement progressif vers une situation de guerre civile, à laquelle seront inexorablement confrontées, si l’on n’y prend garde, les parties septentrionales du Bénin, du Togo, du Ghana ou de la Côte d’Ivoire, que faire et comment réagir ? Le chercheur français Luis Martinez, spécialiste des mouvements islamistes au Maghreb et qui vient de publier un livre éclairant à ce sujet (1), évoque deux hypothèses. La première est celle du pire : « Un enlisement de la situation, caractérisée par une banalisation de la violence dans les campagnes et les régions éloignées des capitales, en raison de l’incapacité des protagonistes à l’emporter. » Ce qui revient à s’habituer à un désastre régional méconnu aux allures de bombe à retardement : 5 millions de personnes déplacées, 20 000 écoles fermées pour cause d’insécurité. L’autre hypothèse est de considérer que, onze ans après ses débuts, « la force de l’insurrection jihadiste est devenue telle que la question du dialogue et de la négociation avec ses organisations est devenue une nécessité ».
Terreau du jihadisme
Une solution à laquelle le départ de la France, qui y était farouchement hostile, ouvrirait la voie. Négocier, mais quoi et comment ? L’exemple de la Mauritanie des années 2000, qui est parvenue à mener à bien un processus de déradicalisation de ses extrémistes religieux, démontre que rien n’est impossible, pas même « le retour à la paix civile sur la base de compromis politiques et religieux ».
Certes, la Mauritanie d’alors n’est pas le Mali ou le Burkina d’aujourd’hui : le jihadisme, résiduel, y était soluble dans la négociation. Or nul ne connait les conditions auxquelles Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, a priori ouverts aux discussions, accepteraient de déposer les armes. Et l’on voit mal pour l’instant les chefs de Daech, en pleine expansion dans la zone des trois frontières, rejoindre un processus de pacification contraire à leurs principes. En réalité, en ce début de 2023 et dans la mesure où il serait vain de croire qu’une solution militaire est possible, la guerre au Sahel fait les affaires de tout le monde.
Pour les juntes au pouvoir à Bamako et à Ouagadougou, elle est le prétexte de leur accession et de leur maintien au pouvoir, ainsi que l’unique source de leur légitimité. Pour les mercenaires russes de Wagner, elle fournit l’occasion de perpétuer les contrats, de vendre des armes et de perfectionner le système manducatoire de la galaxie Prigojine. Pour les groupes terroristes, elle est le terreau sur lequel prospère leur sanglant projet de califat. Un partenariat gagnant-gagnant en somme, dont les seules victimes sont les peuples. Mais qui s’en soucie ?
(1) « L’Afrique, le prochain califat ? », Ed. Tallandier, Paris, 2023