Mort annoncée d’Evguéni Prigojine : de la prison aux cuisines du Kremlin puis aux terrains de guerre, l’étonnant parcours du patron du groupe Wagner

Mort annoncée d’Evguéni Prigojine : de la prison aux cuisines du Kremlin puis aux terrains de guerre, l’étonnant parcours du patron du groupe Wagner

25 août 2023 Non Par Doura

 

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France Télévisions
Evguéni Prigojine (à gauche) présente un plat à Vladimir Poutine, alors Premier ministre de Russie, dans l'un de ses restaurants près de Moscou (Russie), le 11 novembre 2011. (MISHA JAPARIDZE / AP / SIPA)
L’entrepreneur de 61 ans, qui était à bord de l’avion privé qui s’est écrasé mercredi près de Moscou, avait tissé sa toile dans l’ombre. Avant de devenir un personnage public, chef d’un groupe armé central dans l’offensive russe en Ukraine.

Saura-t-on un jour ce qui a provoqué le crash de l’avion privé dans lequel Evguéni Prigojine semble avoir trouvé la mort mercredi 23 août ? Difficile de ne pas soupçonner, comme l’a fait Joe Biden, Vladimir Poutine d’avoir ordonné la mort du fondateur et patron de Wagner, deux mois jour pour jour après que le groupe paramilitaire a tenté de marcher sur Moscou.

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Depuis, l’entrepreneur secret ne semblait pas se plier à l’exil en Biélorussie qui lui avait été promis, suscitant des interrogations sur son avenir. Franceinfo revient sur la trajectoire étonnante de cet acteur clé de la guerre en Ukraine, restaurateur devenu chef de guerre, qui a sans doute pris fin mercredi entre Moscou et Saint-Pétersbourg.

Le jeune délinquant passé (longuement) par la case prison

Comme de nombreux acteurs du pouvoir russe, dont Vladimir Poutine, le parcours d’Evguéni Prigojine a commencé à Saint-Pétersbourg, la deuxième ville du pays, où il est né en 1961, d’une mère infirmière et d’un père ingénieur dans l’industrie minière, mort quand il avait 9 ans.

Les premières traces de son passé se trouvent dans des documents de la justice russe. Le jeune Evguéni Prigojine est d’abord condamné à de la prison avec sursis, à 18 ans, pour des vols. Deux ans plus tard, selon un document révélé par le site russe indépendant Meduza, il écope d’une peine de 13 ans de détention pour sa participation à des vols, des cambriolages et l’agression d’une femme dont il dérobe les bottes et les boucles d’oreilles. Envoyé dans une colonie pénitentiaire, il sera finalement libéré neuf ans plus tard, en 1990.

Le restaurateur et homme d’affaires qui s’approche du pouvoir

Le futur chef de guerre retrouve la liberté au moment où l’URSS s’effondre, et où se créent les fortunes de ceux qui deviendront les oligarques. Lui choisit de se lancer dans la restauration et l’alimentaire, ouvrant en quelques années un réseau de magasins, une chaîne de stands de hot dogs, puis plusieurs restaurants plus haut de gamme, comme le résume un CV détaillé déniché par le site d’investigation américain The Intercept. Ces lieux attirent rapidement l’élite de Saint-Pétersbourg, filmée par le magazine « Des Racines et des ailes » dans des images retrouvées par « Complément d’enquête ». Ce succès lui permet de croiser la route de Vladimir Poutine au moment où celui-ci construit sa propre ascension, d’agent du KGB à conseiller du maire de Saint-Pétersbourg, jusqu’à la tête du gouvernement russe puis la présidence.

Evguéni Prigojine, lui, bâtit un groupe, Concord, qui se diversifie notamment dans la construction, et croît grâce à de nombreux contrats publics. Il devient le traiteur de l’armée russe, puis de la présidence. Des images d’archive le montrent, en tenue de maître d’hôtel, à l’arrière-plan de dîners prestigieux avec des figures internationales comme Jacques Chirac ou Tony Blair. Elles lui vaudront le surnom de « cuisinier de Poutine », bien qu’il ne mette pas lui-même la main à la pâte.

Cette activité fait aussi sa richesse, grâce à des conditions parfois très avantageuses qu’un ancien sous-traitant de l’armée dénonçait en 2022 devant les caméras de « Complément d’enquête », y voyant une marque de corruption.

L’exécutant de l’ombre du Kremlin sur les terrains militaires

Ce sont les projets du Kremlin en Ukraine qui conduisent Evguéni Prigojine à s’impliquer non plus dans les cuisines de l’armée russe, mais sur le terrain militaire. En 2014, il forme une société de sécurité privée, plus concrètement un groupe de mercenaires, pour appuyer les séparatistes prorusses qui s’emparent de plusieurs régions ukrainiennes. Les « petits hommes verts » qui apparaissent un matin en Crimée pour y hisser le drapeau russe, sans insigne apparent signalant leur appartenance, sont des employés de Prigojine au sein du groupe qui deviendra connu en tant que Wagner.

L’activité de Wagner s’étend rapidement à d’autres terrains, comme la Syrie, la Libye et la Centrafrique. Le recours à ces mercenaires permet au Kremlin de nier son implication directe et de masquer ses pertes au combat. « Les premières années, tout l’argent de Wagner venait de l’armée et des services spéciaux », expliquait pourtant à franceinfo le militant Vladimir Ossetchkine, fondateur du site indépendant Gulagu.net. « Les recrues touchaient deux à trois fois plus que dans l’armée régulière, et étaient payées en cash ».

En parallèle, l’empire de Prigojine est impliqué dans un autre bras de la « guerre hybride » développée par la Russie : la désinformation en ligne. On trouve son empreinte derrière l’Internet Research Agency, dont les employés étaient chargés d’influencer, via de faux comptes sur les réseaux sociaux, des élections dans les pays occidentaux rivaux de la Russie, notamment en France et aux Etats-Unis, où elle a œuvré en faveur de Donald Trump en 2016.

Dans plusieurs pays d’Afrique, le discours de propagande antifrançais et la glorification de Wagner sont allés de pair, permettant à la Russie d’étendre son influence et ses activités en Centrafrique, au Mali ou encore au Burkina Faso.

Des activités qu’Evguéni Prigojine a longtemps menées dans l’ombre. En 2019, il a regroupé plusieurs médias dans le groupe Patriot, devenant un personnage public. Mais ce n’est qu’en 2022, après le début de l’offensive russe en Ukraine, qu’il a reconnu être le fondateur et patron de Wagner, et que Vladimir Poutine a cessé de se désolidariser des actions du groupe armé.

Un pilier de la guerre en Ukraine, mais un opposant bruyant à la hiérarchie militaire

Alors que l’offensive lancée en février 2022 tourne rapidement à la débâcle pour l’armée régulière russe, les combattants du groupe Wagner doivent assumer un rôle central dans la tentative d’invasion de l’Ukraine. En septembre, Evguéni Prigojine sort de l’ombre et entame une tournée des prisons russes, pour y recruter des détenus. Ses discours sont relayés sur les réseaux sociaux et il devient un des visages du conflit. La stratégie d’enrôler des prisonniers sera reprise par l’armée régulière. Wagner, de son côté, offre à la Russie un de ses rares succès militaires en prenant la ville de Bakhmout à l’issue d’un long siège, et au prix de nombreux morts dans ses rangs.

Au fil des mois, les discours du leader de Wagner sont devenus de plus en plus virulents envers la hiérarchie de l’armée russe, en particulier le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major de l’armée, Valéri Guerassimov. Dans des vidéos publiées en ligne, il les accuse de sacrifier les soldats de Wagner en leur refusant l’envoi des munitions dont ils ont besoin.

Ce discours se double souvent d’une dénonciation de la corruption dans l’armée et d’une critique de l’élite, tout en évitant soigneusement de viser Vladimir Poutine lui-même. « Ce qui est intéressant, c’est que c’est un discours qui parle à tous les Russes, et qui est aussi partagé par les nationalistes pro-guerre »expliquait en juin à franceinfo l’analyste Ulrich Bounat. L’omniprésence et la popularité grandissante d’Evguéni Prigojine ont même amené certains observateurs à lui prêter des ambitions politiques, qu’il a toujours démenties.

Le putschiste avorté, dont le sort restait en suspens

Le 23 juin, sur fond de tensions croissantes avec le commandement militaire, Evguéni Prigojine affirme que ses troupes en Ukraine ont été visées par l’armée russe, et appelle à marcher vers Moscou. Le lendemain matin, ses hommes se sont emparés de Rostov, une grande ville proche de la frontière ukrainienne. Vladimir Poutine prend la parole à la télévision russe, dénonce un « coup de poignard dans le dos » et affirme que « la Russie lutte aujourd’hui pour son avenir ». Les hommes de Wagner s’arrêtent finalement à 200 km de Moscou puis font demi-tour. Deux jours plus tard, Evguéni Prigojine explique qu’il ne voulait pas renverser le pouvoir, et qu’il a mis fin à son avancée pour « ne pas verser de sang russe ».

Mais sa rébellion a mis Vladimir Poutine dans une position de faiblesse inédite. Dans un discours pour clore la crise, ce dernier pardonne les soldats de Wagner, à qui il propose de s’engager dans l’armée régulière. Mais il ne mentionne pas son ancien homme de l’ombre. Le lendemain, c’est le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, qui lève le voile sur son sort : Evguéni Prigojine va s’installer dans son pays avec ses hommes, loin de Moscou et de l’Ukraine. Mais cet exil ne semble s’être jamais concrétisé.

On sait qu’Evguéni Prigojine s’est longuement entretenu avec Vladimir Poutine le 29 juin, cinq jours après la fin de sa mutinerie. Il est ensuite apparu en photo fin juillet, serrant la main d’un responsable centrafricain de Wagner, à l’occasion d’un sommet réunissant des dirigeants de plusieurs pays d’Afrique à Saint-Pétersbourg. Lundi, il avait publié sa première vidéo depuis sa rébellion : affirmant se trouver quelque part en Afrique, il disait œuvrer pour la grandeur de la Russie. Avait-il obtenu le pardon du Kremlin ? Se pensait-il protégé ? Ces questions ont peut-être trouvé une réponse mercredi, quand l’avion privé qui le transportait de Moscou à Saint-Pétersbourg, en compagnie d’autres responsables de Wagner, s’est écrasé dans la campagne russe