Ils ont foulé le pavé le soir du mardi 14 mars, à l’occasion de la Fête du feu. Selon le site d’information IranWire*, des Iraniennes et Iraniens ont manifesté dans plusieurs quartiers de Téhéran (Iran), dans les villes kurdes de Sanandaj et Saqqez, à Zahedan ou encore à Rasht. Cette tradition historique à l’approche du Nouvel An iranien a ainsi servi d’espace de protestation contre le régime des mollahs. De jeunes manifestants ont brûlé une bannière représentant le guide suprême, Ali Khamenei, tandis que le slogan politique « Femme, vie, liberté » résonnait dans certaines villes.
Six mois après la mort en garde à vue de la Kurde iranienne Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, interpellée trois jours plus tôt par la police des mœurs iranienne, le mouvement né de ce drame tente de tenir. Il imagine d’autres formes que les manifestations plus massives des premiers mois. Une colère historique s’était emparée à l’annonce du décès de la jeune femme de 22 ans, arrêtée pour non-respect du code vestimentaire.
Désormais, « les manifestations sont sporadiques, la terreur est très forte », pointe Mahnaz Shirali, sociologue, politiste et auteure du livre Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné. Au fil de mois, « la répression a été draconienne », résume Hadi Ghaemi, directeur exécutif du Centre pour les droits de l’homme en Iran, basé à New York (Etats-Unis).
Ils « restent quelques minutes puis se dispersent »
Selon un bilan de l’ONG Hrana en février*, au moins 19 000 manifestants ont été arrêtés, et au moins 530 d’entre eux tués. Quatre manifestants ont ainsi été exécutés entre décembre et janvier, à l’issue de procès « iniques et expéditifs », selon Amnesty International. « Nous rassemblons de plus en plus de preuves de violences sexuelles contre des manifestantes, en octobre et novembre », poursuit Hadi Ghaemi. L’évaluation de la répression est d’autant plus difficile à réaliser que le régime fait pression sur des proches de victimes.
« Je connais des familles qui ont dû déclarer la mort de proches [manifestants] comme des morts naturelles ou des accidents… Cette répression a fait sortir la protestation des rues. »
Hadi Ghaemi, directeur exécutif du Centre pour les droits de l’homme en Iranà franceinfo
Si un essoufflement du mouvement est visible, la colère du peuple iranien reste intacte, selon plusieurs chercheurs interrogés par franceinfo. Depuis le début de l’année, elle s’exprime plutôt une fois la nuit tombée, « car l’identification des manifestants y est bien plus difficile », avance Farhad Khosrokhavar, sociologue et directeur d’études émérite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Le mouvement reprend aussi forme sur les toits, où l’on continue de scander « A bas la dictature ». Mais « même là, ça devient beaucoup plus difficile », constate l’auteur d’ Iran : la jeunesse démocratique contre l’Etat prédateur.
Face à la menace répressive, « les gens continuent à descendre dans la rue mais plutôt dans leurs propres quartiers. Quelques dizaines de personnes restent quelques minutes puis se dispersent », raconte Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’université Paris Cité. Selon la chercheuse, le mouvement se maintient au cœur et à proximité des grandes villes du pays, mais aussi au Kurdistan et dans la région du Sistan-et-Baloutchistan, où les manifestations suivant la prière du vendredi perdurent.
En parallèle, la mobilisation se poursuit sur les réseaux sociaux, par exemple sur le réseau social Clubhouse où « l’on sent une colère qui monte, qui n’a jamais été aussi importante », décrit Mahnaz Shirali. Récemment, parents et enseignants ont également protesté contre les intoxications au gaz visant des écoles de filles, souligne IranWire « Les formes de mobilisation se dépolitisent pour des configurations nouvelles », ajoute Farhad Khosrokhavar, citant l’exemple d’adolescentes qui ont récemment dansé sans voile sur la chanson Calm down, dans l’ouest de Téhéran. « Il ne s’agit pas de défier frontalement le régime avec le slogan ‘À bas la dictature’, mais d’exprimer la volonté de liberté du corps. Il y a une imbrication intime entre liberté existentielle et liberté politique.
Face à cette colère aux expressions diverses, le régime iranien reste sourd et continue d’employer la force. « Des restaurants avec des femmes sans voile sont fermés. Il y a une volonté de mobiliser des agents du pouvoir pour intimider des femmes sans porter l’uniforme », développe Farhad Khosrokhavar. Un militant iranien aux Etats-Unis, cité par Radio-Canada, évoque aussi les stratégies du régime pour cibler les acteurs de la contestation en ligne.
« Des prisonniers politiques sont toujours en prison, ainsi qu’énormément d’autres opposants », poursuit Azadeh Kian. En début d’année, le centre pour les droits de l’homme en Iran* a d’ailleurs alerté sur les morts de jeunes manifestants après leur sortie de prison. Ces derniers ont été « clairement torturés » alors qu’ils étaient en détention.
« Je pense qu’on est à la veille d’un grand massacre si la communauté internationale ne prend pas ses responsabilités pour protéger les Iraniens », alerte Mahnaz Shirali. La violence du régime montre aussi, pour Farhad Khosrokhavar, que « le pouvoir n’arrive pas à répondre aux aspirations de jeunes citoyennes et citoyens, si ce n’est par la répression ». Celle-ci a certes provoqué une « crise du mouvement », mais « la crise du régime » s’est révélée en parallèle.
« Le mouvement a révélé la rupture entre le régime et la société civile. Une rupture non seulement politique, mais aussi économique et culturelle. »
Farhad Khosrokhavar, sociologue et directeur d’études à l’EHESSà franceinfo
Fait rare, plusieurs voix plus proches du régime se sont élevées face à la situation critique du pays. De grands ayatollahs iraniens ont critiqué le coût de la vie, la perte de valeur de la devise iranienne et l’ampleur de la pauvreté en Iran, rapporte le site d’information panarabe Middle East Eye. « Nous avons perdu la confiance du peuple » du fait de « notre incompétence », a même concédé l’ayatollah Mohammad Mousavi Khoeiniha. Azadeh Kian évoque aussi les propos de l’ayatollah Abdollah Javadi-Amoli, « très proche du guide ». « Il a pris la parole à maintes reprises pour dire que l’on ne peut pas dominer une population par les armes. » Même la sœur d’Ali Khamenei a évoqué un soulèvement « légitime et nécessaire », car « le peuple iranien mérite la liberté ».
Le début d’une révolution ?
Dans ce contexte, des groupes travaillent à la formation d’alternatives pour le pays. Comme le relève Azadeh Kian, une vingtaine d’organisations professionnelles, étudiantes et féministes ont récemment publié une résolution « avec leurs revendications pour l’avenir de l’Iran », notamment en matière d’égalité entre les femmes et les hommes et d’« interdiction du contrôle patriarcal ». Une autre revendication est l’abolition des « lois et de tout comportement fondé sur la discrimination et l’oppression ethnique ou religieuse », précise IranWire*. « La population iranienne est capable de créer une alternative à l’intérieur du pays », défend Azadeh Kian.
A l’étranger, la diaspora iranienne est particulièrement active, avec « beaucoup de communication » sur le mouvement et la répression, et « toutes sortes d’aides pour leurs compatriotes en Iran », poursuit Mahnaz Shirali. La communauté d’exilés s’implique aussi dans l’esquisse d’un nouveau projet politique. Plusieurs figures comme la journaliste et écrivaine Masih Alinejad, la lauréate du prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, et le fils du Shah d’Iran, Reza Pahlavi, se sont réunies en février à Washington pour travailler sur une « charte commune » intégrant « les revendications du peuple ». Un autre groupe « de gauche, républicain » a également émis des propositions, notamment sur « l’autodétermination de la société », selon Farhad Khosrokhavar.
« Des discussions ont lieu en ce moment sur la manière dont la république islamique peut être contestée et remplacée. On voit des éléments de coalition politique. Nous sommes dans un temps d’élaboration de stratégies. »
Hadi Ghaemià franceinfo
La protestation pourrait-elle résister et aboutir à un profond changement politique ? La répression, à la fois envers les manifestants et les leaders des mobilisations, pose un frein clair à la poursuite du mouvement. « Quand vous êtes en face d’un Etat qui vous tue, vous ne pouvez pas gagner », constate Mahnaz Shirali. La contestation manque également de leaders, beaucoup ayant été ciblés et arrêtés. Néanmoins, « les raisons de la colère sont toujours là. Rien n’a changé, donc tout est là pour laisser entendre que cela peut reprendre », imagine Azadeh Kian. « C’est un mouvement qui s’est installé dans la durée. Le régime va continuer à être mis en question. C’est une révolution en cours. »