Lansana Conté, qui s’est éteint le 22 décembre, a gouverné pendant vingt-quatre ans sur la base de règles peu communes : le refus du moindre compromis avec ses adversaires, une tentation isolationniste permanente et un nationalisme exacerbé. Ce militaire de carrière viscéralement attaché à ses racines paysannes était incapable d’accepter une quelconque relativité de son pouvoir.
Il a longtemps déjoué tous les pronostics vitaux. Et surpris les médecins marocains qui, en décembre 2002, ne lui donnaient pas plus de six mois à vivre. Mais, rongé jusqu’à la sève par une leucémie et un diabète aigu, le « Mangué » (« le chef », en soussou, comme l’appelaient la plupart de ses compatriotes) s’est éteint le 22 décembre en fin d’après-midi. Il avait 74 ans.
D’un courage rare, et d’une bravoure toute militaire, l’ancien tirailleur sénégalais a refusé jusqu’au bout de se laisser abattre.
Digne dans l’épreuve, soucieux de n’afficher le moindre signe de faiblesse, Conté a passé les dernières années de sa vie en supportant en silence la douleur
En proie à des comas diabétiques récurrents, responsables de troubles répétés de la mémoire, incapable de trouver le sommeil, il se levait en pleine nuit pour aller s’asseoir dans un fauteuil sous un arbre au milieu de sa résidence de Wawa, son village, à quelque 100 km de la capitale. La maladie l’avait coupé de tout, et avait complètement chamboulé ses habitudes. Fini les films de guerre et d’espionnage militaire qu’il regardait à longueur de temps. Fini les escapades régulières à travers champs, notamment dans son domaine agricole qui s’étend sur plusieurs centaines d’hectares, à Gbantama. Il ne sortait plus de son pays depuis plusieurs années. Il n’a pas revu Paris, où il s’est rendu pour la dernière fois à l’occasion du sommet France- Afrique de 1998. Et il n’a pas pu assister aux cérémonies du cinquantenaire de la Guinée, le 2 octobre à Conakry.
Fait unique dans l’Histoire : en décembre 2003, il avait glissé son bulletin dans une urne qu’on lui avait apportée alors qu’il était assis dans sa voiture. Incapable de se mouvoir pour effectuer son devoir civique, il avait été réélu avec un score proche de 100 % des suffrages exprimés.
Accroché au fauteuil présidentiel, il a continué à régner sur la Guinée sans être dans les dispositions physiques pour la gouverner.
Têtu, il a réalisé une promesse qu’il avait faite à ses adversaires politiques, un jour de janvier 1999 : « Tant que je serai vivant, vous n’accéderez jamais au pouvoir. Pendant que nous souffrions sous la dictature, vous étiez partis. Vous ne pouvez pas aujourd’hui quitter votre exil doré pour venir nous commander. » Lansana Conté est parti comme il a vécu : en défiant toutes les règles généralement admises. Le colonel au physique de garde du corps, entré par effraction dans l’histoire de la Guinée, un jour d’avril 1984, a gouverné son pays pendant vingt-quatre ans sur la base de règles peu communes : le refus du moindre compromis avec ses adversaires politiques, une forte tendance à l’autisme, une tentation isolationniste permanente et un nationalisme exacerbé. Il est sans conteste le seul chef d’Etat en Afrique post-ouverture démocratique à n’avoir jamais reçu ses opposants. « Je ne parle pas à ces gens-là », a-t-il répondu le 5 octobre 2000 à son homologue sénégalais, Abdoulaye Wade, qui tentait de le convaincre d’accepter un dialogue avec ses adversaires.
L’ex-homme fort de Conakry laissait à tous ceux qui l’approchaient le souvenir d’un homme rigide, peu porté au compromis, prompt à en découdre. Un Soussou, en somme. Lansana Conté avait tout de son groupe ethnique, du physique (teint noir éclatant, visage massif, traits épais…) jusqu’au caractère. Établis sur la côte atlantique guinéenne, de Forécariah à Boké, en passant par Coyah, Conakry, Dubréka et Boffa, les Soussous sont ouverts au monde comme la mer, mais peu regardants sur les convenances et le protocole.
Conté était un pur produit de cette culture de la côte. Son langage, direct, n’a jamais flirté avec la langue de bois. À Charles Josselin, ministre français de la Coopération, lui demandant en 1999 la date du jugement de l’opposant Alpha Condé, il avait lancé : « Vous m’emmerdez avec cette histoire. » Avant de confier en langue soussoue à l’un de ses ministres, devant Madeleine Albright, en octobre 2000 :
« Si cette p… croit me faire changer d’avis… » La traduction de la phrase par le personnel local de l’ambassade américaine à Conakry n’avait pas ravi la secrétaire d’État américaine de l’époque.
Vingt-quatre ans au pouvoir n’ont pas altéré les manières de l’homme, ni réussi à lui forger de nouvelles amitiés ou à lui donner accès à des cercles sélects. Lansana Conté est resté imperméable à toute influence, viscéralement attaché à ses traditions paysannes et à la discipline militaire, radicalement méfiant vis-à-vis de l’extérieur.
Il laisse le souvenir d’un dirigeant atypique, d’un inclassable tirailleur sénégalais. Curiosité politique contemporaine, Lansana Conté fut sans nul doute l’un des rares chefs d’État à ne pas connaître sa date de naissance.
Il voit le jour vers 1934 à Loumbaya-Moussaya, dans la préfecture de Dubréka, région administrative de Kindia. En 1950, il intègre l’École des enfants de troupe de Bingerville (Côte d’Ivoire) puis celle de Saint-Louis (Sénégal), avant d’effectuer ses classes au peloton de Kayes (Mali).
Sous les drapeaux de l’armée française, Conté fait la « sale guerre » d’Algérie en 1957 et 1958. Au lendemain de l’indépendance de la Guinée, le 2 octobre 1958, il décide de rejoindre son pays où il est incorporé comme sergent dans l’armée naissante. En bon soldat, il gravit les échelons de la hiérarchie en faisant la guerre. En Angola, en Guinée-Bissau, au Cap-Vert… aux côtés des mouvements de libération engagés dans la lutte contre le colon portugais. Quand ce dernier pays accède à l’indépendance, en 1975, Lansana Conté a atteint la fonction de chef d’état-major adjoint de l’armée de terre. Avant d’être promu colonel en 1982, grade avec lequel il accède au pouvoir en 1984.
Après deux décennies durant lesquelles il a gouverné la Guinée d’une main de fer, celui qui est devenu général a perdu les leviers de commande à mesure que la maladie transformait son physique de garde du corps en une silhouette fragile de vieillard affaibli.
Lansana Conté laisse un héritage qui aurait pu être beaucoup plus brillant s’il avait su partir à temps. On ne peut pas ne pas éprouver une impression de gâchis en regardant en arrière.
Les choses avaient bien démarré après le règne catastrophique d’Ahmed Sékou Touré, le père de l’indépendance, dont les vingt-six ans de gestion paranoïaque du pouvoir avaient produit des résultats calamiteux : centralisme excessif, étatisation du commerce, ruine de l’agriculture, effondrement de l’économie, régression de la qualité de l’enseignement, isolement international du pays, fuite des cadres pour échapper à la prison et à la mort… Arrivé aux affaires une semaine après la mort de Sékou Touré, Conté a mis fin au régime « révolutionnaire » de son prédécesseur et s’est engagé à ouvrir le pays au reste du monde, à mettre en valeur ses immenses ressources naturelles, à restaurer les droits de l’homme, à faciliter le retour des quelque deux millions de Guinéens dispersés à travers le monde pour fuir la répression du défunt régime… Dans la foulée de son discours-programme du 22 décembre 1985, vingt mois après son arrivée au pouvoir, il a rétabli l’initiative privée et engagé avec les institutions de Bretton Woods la privatisation de nombreuses entreprises publiques et la restauration des équilibres macro-économiques. Il devait également frapper une nouvelle monnaie nationale (le franc guinéen) pour remplacer le syli, fixé à une parité fantaisiste par rapport au dollar.
Les résultats ne se sont pas fait attendre : au cours de la décennie 1990, la croissance de l’économie guinéenne s’est élevée en termes réels à une moyenne de 4,5 % par an. Le taux d’inflation a été stabilisé à moins de 5 % tout au long de cette période, et le déficit budgétaire contenu à moins de 5 % du PIB.
Ces mutations économiques se sont accompagnées de réformes politiques. En décembre 1990, Conté a fait adopter par référendum une Loi fondamentale progressiste instituant le pluralisme politique et la protection des droits de l’homme. Une année plus tard, il a complété la nouvelle architecture institutionnelle par douze lois organiques qui réglementent le régime de la presse, les élections, le fonctionnement de l’Assemblée nationale, le statut de la Cour suprême… Le terrain était balisé pour la tenue des premières élections présidentielle et législatives pluralistes en 1993 et 1995. Las ! Si le pays est passé du parti unique à une quarantaine de formations reconnues aujourd’hui, et d’un journal gouvernemental unique, Horoya, à une cinquantaine de titres indépendants déclarés, il n’a cessé d’aller à rebours sur le chemin de la démocratie et du respect des droits de l’homme.
Le scrutin présidentiel de décembre 2003 et les législatives de juin 2002, boycottés par tous les partis importants de l’opposition, de même que les élections locales truquées de décembre 2005 sont les derniers exemples des contentieux électoraux récurrents depuis l’ouverture démocratique.
Bien que l’ayant librement institué, en dehors de la contrainte de la rue ou d’une conférence nationale, Conté n’a jamais pu se faire au jeu de la démocratie. Militaire de carrière, façonné dans le moule unanimiste du Parti démocratique de Guinée (PDG, l’ex-parti unique d’Ahmed Sékou Touré) dont il était membre du comité central, il n’était pas formaté pour accepter une quelconque relativité de son autorité ou de son pouvoir. Il est ainsi passé au premier tour de l’élection présidentielle de 1993, à la faveur de l’annulation par la Cour suprême des votes à Siguiri et à Kankan (deux fiefs de son challenger Alpha Condé, l’un des principaux leaders de l’opposition).
Après les législatives contestées de 1995, il a fait arrêté Alpha Condé le lendemain de la présidentielle controversée du 14 décembre 1998, alors même que le résultat du scrutin n’était pas encore connu.
Avant de se retrouver seul face à un candidat fantaisiste cinq ans plus tard, et donc de se succéder à lui-même avec un score avoisinant 100 % des suffrages exprimés.
Au cours de ces dernières années, l’accroissement des difficultés économiques du pays s’est accompagné d’un durcissement progressif du régime. Le 11 novembre 2001, un référendum constitutionnel est venu anéantir la décentralisation (en instituant la nomination des chefs de district et de quartier, jusque-là élus) et instaurer la présidence à vie (par la modification de l’article 24 de la Loi fondamentale qui limitait à deux le nombre de mandats présidentiels de cinq ans). Après l’opposant historique Mamadou Bhoye Bâ, c’était au tour de Sidya Touré, leader de l’Union des forces républicaines, et d’Antoine Soromou, celui de l’Alliance nationale pour la démocratie, de goûter aux geôles de Conté respectivement en avril
2004 et en janvier 2005.
Une régression démocratique proportionnelle à la faillite économique de l’État.
Sous l’effet conjugué de l’insécurité née des attaques rebelles contre le pays en septembre 2000, de la gestion catastrophique des deniers publics, mais aussi de l’effondrement des recettes minières, l’économie s’est détériorée à un rythme inquiétant.
De Conakry à Kankan, de Gaoual à Nzérékoré, les Guinéens vivent mal, très mal. La misère est partout, jusque dans le centre-ville de la capitale. Dans les quartiers de Coronthie, Boulbinet, Almamyah…, à quelques jets de pierres du palais, elle se lit dans le délabrement des habitations, de basses maisons en tôle insalubres. La précarité, le manque d’hygiène et le défaut de canalisations pour drainer les eaux stagnantes dans ce pays pluvieux font le terreau de nombreuses maladies. Les hôpitaux sont des mouroirs. Les anecdotes sur les plus grands établissements du pays (Ignace Deen et Donka) en disent long sur l’état de leurs prestations. Tel ce malade qui décède sur la table d’opération pour cause d’interruption de l’intervention par une coupure d’électricité. Ou ce diabétique qui trépasse parce qu’un médecin a eu la grande idée de lui perfuser du glucose.
Les écoles et les universités ne sont guère en meilleur état.
Manquant de tout, y compris d’enseignants compétents, les lycées et universités abandonnés à eux-mêmes délivrent des diplômes peu ou pas reconnus à l’étranger.
La jeunesse noie son mal de vivre dans la Skol et la Guinness, les deux bières les plus prisées. Éprouvés par le difficile quotidien, les jeunes cherchent tous à partir, à fuir à tout prix ces lieux maudits à leurs yeux synonymes de misère et de privations. À l’image de Fodé Tounkara (15 ans) et Yaguine Koita (14 ans) retrouvés morts de froid le 2 août 1999 à l’aéroport de Bruxelles, dans le train d’atterrissage d’un avion en provenance de Conakry. Faute de revenus, nombre de jeunes filles en petite tenue s’alignent dès le crépuscule sur les trottoirs de la capitale, interpellant les automobilistes de passage.
Avant de mourir, Lansana Conté a anéanti les acquis de son règne. De
4 milliards de dollars en 1996, le produit intérieur brut avait chuté à 3 milliards en 2001. Le « général-président » laisse une économie à terre. Triste réalité, dans un pays riche en ressources naturelles.
Premier réservoir de bauxite au monde, la Guinée regorge de minerais stratégiques comme l’or, le diamant, le fer… Les Guinéens, qui peinent à avoir un plat par jour, se nourrissent de riz arrosé d’une sauce sans huile. Ils importent pratiquement tout ce qu’ils consomment (notamment le riz, l’aliment de base), alors qu’ils habitent un vaste et généreux jardin. En plus d’être traversé par plusieurs grands fleuves de la sous-région – ce qui lui vaut son appellation de « château d’eau de l’Afrique – , le pays est arrosé par des pluies abondantes six mois par an. On y trouve tout, ou presque : riz, tomates, oignons, café, cacao, bananes, melons… Mais l’agriculture est morte, à l’image de tous les autres secteurs, passant de 90 % du PNB du pays avant l’indépendance à moins de 20 % depuis 1995. Signe le plus éloquent de cette régression, le pays n’est plus cité en exemple dans le secteur de la banane, alors qu’il en était, avec 700 000 tonnes, et loin devant la Côte d’Ivoire, le premier exportateur du temps de l’Afrique-Occidentale française.
La Guinée a perdu jusqu’à son image internationale. Elle ne brille plus comme à l’époque où elle était dirigée par Sékou Touré, un tribun hors pair qui passait à l’extérieur pour un nationaliste sincère et un militant panafricaniste. Ni comme lorsque le talentueux orchestre du Bembeya Jazz et le Syli National (équipe de football) exportaient leur culture et leur talent sportif. Le pays n’existe tout bonnement plus sur la scène internationale, Lansana Conté ayant systématiquement boycotté toutes les rencontres au cours des dernières années de sa vie.
Comment préserver cette sorte d’équilibre instable dans laquelle la Guinée vivait jusqu’à la mort de Conté, dans une sous-région ouest- africaine mouvementée ? Cette paix est fragile. Survivra-t-elle à une transition mal menée ? Comment canaliser les haines ethniques exacerbées par les actes arbitraires qui n’ont pas manqué en deux décennies de Conté à la tête de l’État ?