Aquoi pourraient ressembler Israël et les territoires palestiniens occupés après la guerre ? Début janvier, deux ministres d’extrême droite du gouvernement israélien ont suscité la polémique en prônant le retour des colons juifs à Gaza et « l’émigration » des Palestiniens. « Nous aiderons à réhabiliter ces réfugiés dans d’autres pays », a assuré le ministre des Finances israélien, Bezalel Smotrich. « C’est une solution correcte, juste, morale et humaine », a renchéri celui en charge de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir.
Ces déclarations ont entraîné de nombreuses condamnations à travers le monde. Selon le statut de Rome de la Cour pénale internationale (document PDF), la « déportation ou le transfert forcé de population » est un crime contre l’humanité.
Arrivés au gouvernement fin 2022 à la faveur d’une coalition entre la droite et l’extrême droite, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich n’en sont pas à leur première sortie anti-palestinienne. Depuis des années, ces suprémacistes juifs militent pour un Etat régi par leur lecture des textes religieux, où les Palestiniens et leurs territoires n’existeraient pas. Ils incarnent un courant, le sionisme religieux, qui a progressivement imprégné les institutions et la politique israélienne après avoir été minoritaire au début du XXe siècle.
Pour la création d’un « Grand Israël » sans Palestiniens
Sur le fond, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir se ressemblent. Le premier, ministre des Finances âgé de 43 ans, a été formé dans une petite yeshiva (école talmudique) de la colonie de Beit El, proche de Ramallah, en Cisjordanie occupée. Beit El est un fief de la mouvance hardal, qui mêle nationalisme et pensée ultraorthodoxe, précise Le Monde. Bezalel Smotrich est « un idéologue sioniste religieux bien plus influencé par les rabbins que Ben Gvir. Selon lui, le ‘Grand Israël’ est une terre juive, et son instauration favorisera la venue du messie », développe pour franceinfo Yoav Peled, politologue à l’université de Tel-Aviv.
Très jeune, Bezalel Smotrich lutte contre le démantèlement des colonies juives dans la bande de Gaza puis milite au sein de Regavim, une organisation opposée aux constructions palestiniennes en Cisjordanie et en Israël. Avocat, il est élu député à la Knesset en 2015. Père de sept enfants, il a multiplié ces dernières années les sorties racistes, estimant par exemple nécessaire de séparer les patients juifs et arabes dans les hôpitaux ou se définissant même comme « fasciste homophobe », rapporte Le Monde. Bezalel Smotrich a déjà affirmé que le Hamas était « un atout » pour Israël, car le groupe islamiste empêchait tout processus de paix avec les Palestiniens. En mars 2023, il est allé jusqu’à nier l’existence même des Palestiniens lors d’une visite privée à Paris.
Itamar Ben Gvir, 47 ans, le ministre de la Sécurité nationale, est aussi avocat de formation. Né dans la banlieue de Jérusalem dans une famille de juifs irakiens laïcs, il développe son idéologie anti-arabe lors de la première intifada (1987-1993), au sein de la mouvance kahaniste, résume La Croix. Ce mouvement, du nom du rabbin extrémiste Meir Kahane, a été interdit en 1994 pour terrorisme et racisme.
Condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine et adepte de la provocation, Itamar Ben Gvir s’est rendu après sa nomination au gouvernement sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem-Est. Un passage sur le troisième lieu saint de l’islam qui a provoqué l’indignation de la communauté internationale. « Ben Gvir se soucie moins de l’idéologie que du pouvoir juif. Il n’est pas intéressé par le messie, mais par la possibilité de permettre aux colons de s’installer où ils veulent », souligne le chercheur Yoav Peled.
Habitant de la colonie de Kiryat Arba, fief du mouvement radical et suprémaciste des « Jeunes des collines« , Itamar Ben Gvir a longtemps arboré dans son salon le portrait de Baruch Goldstein. En 1994, ce fanatique religieux avait assassiné 29 Palestiniens musulmans qui priaient au tombeau des Patriarches à Hébron, lieu saint disputé par les juifs et les musulmans. Il n’a en outre jamais caché son admiration pour Ygal Amir, auteur de l’assassinat de l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995.
Une idéologie minoritaire jusqu’au tournant de 1967
Le sionisme religieux dans lequel s’inscrivent ces ministres est ancien, relate Philosophie Magazine. Il remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque le théoricien Theodor Herzl appelle à l’instauration d’un foyer national juif en Israël. A cette époque, l’idéologie sioniste n’est pas forcément liée à la religion, et infuse plutôt dans les milieux socialistes et travaillistes. « Pour les ultraorthodoxes religieux, le sionisme est même un blasphème, puisqu’ils ne croient en l’établissement d’un Etat juif qu’après l’arrivée du messie », explique auprès de franceinfo Stéphanie Laithier, historienne du judaïsme à l’Ecole pratique des hautes études.
Mais le rabbin Abraham Isaac Kook, originaire d’Europe de l’Est, contribua à infléchir la position de certains croyants en appelant à intervenir dans la société pour accélérer la venue du messie. Premier grand rabbin ashkénaze de Palestine, il créa la yeshiva Merkaz Harav. Cette école talmudique va convaincre de plus en plus d’orthodoxes d’adhérer au sionisme.
La guerre des Six Jours de 1967 marque un autre tournant pour le sionisme religieux. La victoire éclair de l’Etat hébreu contre ses voisins arabes, la Syrie, l’Egypte et la Jordanie, est vue par le rabbin Kook et ses jeunes étudiants comme « le signe incontestable d’un plan divin pour rendre la Terre entière d’Israël au peuple d’Israël« , explique Yoav Peled dans un article universitaire.
Dès lors, occuper des territoires palestiniens comme la Cisjordanie et Gaza relève pour ces jeunes sionistes religieux « d’un commandement divin ». L’organisation Goush Emounim est créée dans leur sillage dans les années 1970. Elle promeut la création de colonies juives dans les territoires occupés et sa vision imprègne progressivement l’ensemble du sionisme religieux, souligne dans une récente étude Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS.
Ce courant profite d’« une forme d’usure du sionisme socialiste initial », complète Stéphanie Laithier. « Les sionistes religieux vont se présenter comme ceux qui vont régénérer le sionisme des origines. Ils mettent en avant le fait qu’en s’installant dans ces territoires, ils réalisent la prophétie biblique et sécurisent Israël. » Le camp travailliste est plus divisé sur la question des territoires occupés. Avec l’échec israélien de la guerre du Kippour en 1973, « les travaillistes perdent leur emprise sur les aspects territoriaux et sécuritaires du projet sioniste », écrit Yoav Peled. La gauche est évincée du pouvoir en 1977, remplacée pour la première fois par le Likoud.
La troisième force aux législatives de 2022
Ces dernières années, le sionisme religieux a gagné du terrain au cœur du pouvoir israélien. L’ancien ministre de l’Education Naftali Bennett est devenu, en 2021, le premier chef du gouvernement sioniste religieux. Lors des élections législatives de novembre 2022, le courant représenté par la liste « Sionisme religieux » devient la troisième force du pays, obtenant 11% des voix et 14 sièges à la Knesset.
Benyamin Nétanyahou est contraint de faire alliance avec ses membres pour revenir au pouvoir. Ce résultat a été « le fait le plus significatif des dernières élections », pointe l’étude d’Alain Dieckhoff.
« Nétanyahou a dû s’appuyer sur le sionisme religieux pour former un gouvernement. Il a d’ailleurs poussé ces partis à faire campagne avec lui. »
Yoav Peled, politologue à l’université de Tel-Avivà franceinfo
Bezalel Smotrich est nommé ministre des Finances et obtient un pouvoir conséquent sur l’administration civile, chargée, entre autres, de la planification de colonies juives en Cisjordanie. A la tête de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir aspire à utiliser la police « pour réprimer plus durement les citoyens arabes d’Israël (…), mais aussi les Palestiniens », selon Alain Dieckhoff.
Cet « environnement politique » encourage les projets de colons juifs, de l’avis de l’ONG israélienne Peace Now. L’an 2023 a été une année record, aussi bien en termes de constructions de colonies que de violences à l’encontre des Palestiniens de Cisjordanie. L’influence sioniste religieuse se perçoit aussi depuis les attaques terroristes du 7 octobre. « Benyamin Nétanyahou craint de perdre son gouvernement [en perdant le soutien des sionistes religieux] s’il annonce des pistes de sortie des combats en cours », analyse Yoav Peled.
Cette progression politique reflète une présence plus marquée dans la société israélienne. La communauté connaît « une progression démographique très importante », car elle est souvent composée de familles « avec beaucoup d’enfants », observe Stéphanie Laithier. Elle représenterait entre 10% et 30% de la population israélienne, rapporte le New York Times.
Son influence atteint également l’armée et l’éducation. D’après Yoav Peled, en 2019, les sionistes religieux composaient la moitié des diplômés dans les sections de combat de l’école des officiers de Tsahal. Le chercheur remarque en parallèle « une hausse des contenus religieux juifs dans le programme scolaire laïque », ainsi qu’« une plus grande insistance sur l’aspect juif de l’identité d’Israël ».
Avec les attaques du Hamas en Israël et l’enlisement du conflit à Gaza, cette idéologie peut-elle gagner encore du terrain ? « Il y a un avant et un après 7 octobre », décrypte Stéphanie Laithier. Une part importante de la population israélienne reste opposée au sionisme religieux, mais avec les attaques du Hamas, « il y a quand même l’idée qu’une installation dans les territoires occupés permettrait de sécuriser Israël ». Pour Yoav Peled, la guerre « accélère » même l’influence du sionisme religieux au sein de la société. « Des personnes ne voient pas d’autre moyen pour faire face à cette situation. »