L’Ukraine annonce une contre-offensive depuis plusieurs mois. Son armée serait « prête », selon le secrétaire du Conseil national de sécurité ukrainien, Oleksiy Danilov, cité par la BBC, samedi 27 mai. Côté russe, depuis l’automne, l’armée bâtit ses lignes défensives, sur des centaines de kilomètres. Elle creuse des tranchées, sème des mines et des « dents de dragon », ces structures pyramidales en béton, renforce des villes et protège les routes…
Ces efforts sont cartographiés par l’analyste Brady Africk, chercheur à l’American Enterprise Institute. Ses données ne sont pas exhaustives et ne distinguent pas les différents types de structure et d’obstacles. Elles montrent toutefois l’immensité du réseau développé dans les territoires occupés et en Russie.
« Les forces russes ont construit des fortifications depuis le début de l’invasion », explique Brady Africk à franceinfo. Mais le rythme « s’est intensifié à partir de novembre dans les régions occupées du Sud et de l’Est », détaille-t-il. Cette année, les forces russes ont commencé à construire davantage de fortifications « dans le nord de la Crimée, et le long des routes et voies navigables menant à la péninsule« . Au printemps, ce travail s’est poursuivi sur toute la ligne de front, longue d’un millier de kilomètres. « Cela peut être dû à des craintes renouvelées d’une contre-offensive ukrainienne, à un assouplissement du terrain ou à une combinaison de facteurs. »
Une défense à plusieurs couches
Les forces russes ont pour objectif de « prendre le maximum de territoire dans le Donbass », afin de respecter la feuille de route de Vladimir Poutine, explique l’analyste Ulrich Bounat, spécialiste de l’Europe centrale et orientale. Leurs ressources étant limitées, atteindre ce but « suppose donc de geler le reste du front, notamment en protégeant le corridor terrestre qui relie la Crimée à la Russie ».
Un réseau de tranchées s’est peu à peu creusé, en retrait de la ligne de front, avec des positions d’artillerie. Il est précédé de multiples obstacles, comme des tranchées antichars de trois ou quatre mètres de profondeur et des « dents de dragon ». Une dernière ligne est parfois prévue pour offrir des positions de repli et stocker les véhicules. La profondeur totale de toutes ces structures défensives peut atteindre 30 km, selon un récent rapport (en anglais) du Royal United Services Institute, un groupe de réflexion britannique.
Les forces russes, enfin, recourent largement aux champs de mines : antichars (TM-62 soviétiques, notamment), antipersonnel ou mixtes. « Des systèmes de mise à feu des mines peuvent complexifier encore le travail des sapeurs ukrainiens, afin de ralentir les troupes », détaille Ulrich Bounat.
Ces lignes n’ont pas vocation à interdire tout franchissement. Elles doivent en revanche freiner au maximum une éventuelle contre-offensive et « permettre aux forces russes de disposer, en permanence, d’un point de repli ». Quand elles sont correctement conçues, elles doivent diriger les assaillants « dans une certaine direction, bien couverte par l’artillerie, éclaire l’analyste. Le but est de conduire l’ennemi là où on estime être le plus fort ».
Un système complexe au sud de Zaporijjia
Ces efforts sont particulièrement manifestes au sud de la ville de Zaporijjia, l’un des axes de reconquête potentielle les plus stratégiques pour l’Ukraine. Le Centre d’enquêtes journalistiques (lien en ukrainien), un groupe ukrainien, dit avoir identifié une tranchée de 70 km un peu au nord de Melitopol, capitale officieuse des occupants dans la région. Tokmak, par exemple, présente un intérêt stratégique, car sa perte couperait la Crimée des autres territoires occupés par les forces russes. Un anneau de fortifications a donc été bâti tout autour de la ville, et trois couches de défense ont été installées au nord : une tranchée antichar, des « dents de dragon » et un réseau de tranchées abritant des positions d’artillerie.
Plus au sud, la Crimée multiplie également les efforts pour se barricader, en protégeant, par exemple, les autoroutes E97/M17 (Nord-Ouest) et E105/M18 (Nord-Est). Là encore, un réseau complexe de tranchées et d’obstacles a été mis au jour. En février, le dirigeant d’occupation Sergueï Axionov, cité par l’agence russe Interfax (lien en russe), avait déclaré que ces constructions relevaient d’une « initiative personnelle », décidée en accord avec le Kremlin et financée sur le budget fédéral russe. Il avait alors promis que les travaux seraient achevés en avril – ce qui est invérifiable, faute de connaître le projet initial. Des lignes de défense ont même été aménagées sur quelques plages occidentales de la péninsule, afin de prévenir une hypothétique opération amphibie ukrainienne.
« Les forces ukrainiennes ont reçu des blindés et des chars pour mener une opération mécanique, poursuit Ulrich Bounat. Elles vont chercher à aller vite dans la profondeur, pour créer désordre et panique. » Les forces russes, elles, vont tenter d’enrayer ces mouvements, pour « permettre à l’artillerie et à l’aviation d’intervenir » contre le matériel ukrainien. L’équipement occidental joue donc un rôle central pour frapper la logistique et les postes de commandement russes, à l’arrière. Les Ukrainiens « ont besoin des capacités d’ingénierie pour traverser les champs de mines (…) et percer les obstacles », déclarait Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan, le 24 mai, réclamant davantage de soutien pour Kiev.
Par ailleurs, « les Russes savent très bien que ces lignes sont observées par satellite », souligne Ulrich Bounat. Il y a donc une « volonté de décourager les forces ukrainiennes en installant plusieurs lignes dans les secteurs les plus probables pour une contre-offensive ».
Kiev a également lancé de grands chantiers
Dans d’autres secteurs, en revanche, « ces lignes défensives répondent davantage à une volonté d’affichage vis-à-vis du Kremlin », estime l’analyste. Ainsi, le gouverneur de la région russe de Belgorod, Viatcheslav Gladkov, avait été l’un des premiers à annoncer l’installation de « dents de dragon », à l’automne 2022. Une manière de se positionner comme défenseur des populations. Mais l’intérêt d’une ligne défensive en territoire russe fait débat, a fortiori quand elle est réduite au minimum. Fin mai, des combattants armés ont traversé la frontière depuis l’Ukraine.
« Ces lignes défensives sont généralement construites avec du matériel d’excavation et les forces russes ont parfois fait appel à des entrepreneurs civils », précise Brady Africk. Plusieurs enquêtes journalistiques ont permis de révéler des campagnes de recrutement et le recours à des salariés parfois venus d’Asie centrale. Tranchées en zigzag, enfouissement partiel des « dents de dragon »… Ces travaux doivent toutefois respecter une technique militaire. L’armée russe, elle, peut compter sur une excavatrice unique au monde, écrit le Washington Post (en anglais) : le BTM-3, capable de creuser 800 m par heure.
L’Ukraine n’est pas en reste. A la mi-mai, le gouverneur régional de Zaporijjia, Oleksandr Staroukh, a fait visiter aux journalistes un dispositif défensif récemment mis en place. Celui-ci est censé laisser à distance l’artillerie russe, afin de prévenir des frappes sur la ville. « Nous y travaillons depuis début mars, a-t-il commenté, cité par Ukrinform (en ukrainien). Les ingénieurs militaires ont fait équipe avec des conducteurs civils de bulldozers, et le résultat a été efficace. » Plus largement, toutes les régions ukrainiennes concernées creusent la terre, qui portera l’empreinte du conflit pendant des décennies.