En Inde, des femmes forcées de se faire enlever l’utérus pour rester productives dans les champs de canne à sucre
19 mai 2022Quel est ce mal mystérieux qui frappe les coupeuses de canne à sucre dans la région de Beed, en Inde ? Pourquoi un tiers d’entre elles subissent-elles, parfois très jeunes, une ablation de l’utérus qui provoque une ménopause précoce ? « Envoyé spécial » a suivi quelques-unes de ces femmes, de leur village jusqu’aux gigantesques plantations qui les emploient. Extrait d’une enquête à voir le 19 mai 2022.
Début octobre dans le Maharashtra, Etat du centre-ouest de l’Inde. Le recrutement bat son plein pour la saison de la coupe des cannes à sucre qui va commencer dans le sud du pays, à 500 kilomètres de là. Elle va durer six mois, et employer plus d’un million de travailleurs. Les agents recruteurs, les « mukadam », sont payés par les plantations pour les amener par familles entières vers une région appelée la « ceinture du sucre », dans l’Etat voisin du Karnataka. Sur place, ils sont chargés de veiller à leur productivité.
La moitié des ouvriers sont des femmes, qui peinent dans les champs depuis parfois l’âge de 10 ans. Les conditions de travail sont extrêmement dures : lever à 3 heures du matin pour enchaîner dix heures de travail sous un soleil de plomb, avec un seul jour de congé par mois. Dans cette région agricole, autour du district de Beed, beaucoup d’entre elles sont atteintes d’un mal mystérieux sur lequel « Envoyé spécial » a enquêté.
Dans la ceinture du sucre, 36% des travailleuses agricoles n’ont plus d’utérus
Ici, une femme sur trois n’a plus d’utérus. Souvent dès leurs 20 ans, elles subissent une hystérectomie totale (avec ablation des ovaires), très rare chez d’aussi jeunes femmes. A 30 ans, elles en paraissent 50, visage et corps vieillis prématurément. L’opération provoque une ménopause très précoce, stoppant la production d’hormones et les rendant stériles. Pourquoi tant de femmes subissent-elles cette intervention lourde de conséquences ? Pour le savoir, une équipe d' »Envoyé spécial » a suivi les ouvrières agricoles dans l’un des camps de tentes installés par les usines de sucre, sans eau courante ni électricité, où elles vont vivre pendant le semestre de la récolte.
Reka a 20 ans et pense déjà à se faire enlever l’utérus. Elle se plaint de douleurs récurrentes et violentes. Elle est continuellement épuisée et son ventre lui fait très mal. De nombreuses coupeuses de canne à sucre sont dans le même cas, confirme le mukadam. Il assume leur conseiller de se faire enlever l’utérus, notamment pour éviter un cancer (un risque faible, mais brandi par les médecins de la région pour justifier l’intervention). Ensuite, elles pourront reprendre le travail aux champs. Le coût de l’opération est à leur charge. Durant l’hospitalisation, elles ne touchent pas leur salaire, précise le mukadam.
« Si elles ne l’enlèvent pas [leur utérus], c’est un problème pour nous. Elles sont moins productives. Et si elles ont le cancer, elles ne servent plus à rien. »
Jyotiram Andhale, agent de recrutementà « Envoyé spécial »
« Notre recruteur nous crie dessus si on ne travaille pas assez, confient de leur côté les femmes aux journalistes, profitant du moment où les hommes partent livrer la coupe du jour à l’usine. Il nous frappe aussi très fort. Même quand on va très mal, il nous frappe. Le mukadam hurle à nos maris qu’on ne travaille pas assez dur, et qu’il faut rembourser nos salaires. »
Ce serait donc pour rester productives que ces femmes sont privées de leur utérus. Plus d’enfants, plus de règles… et plus de douleurs, selon le mukadam, qui semble considérer l’hystérectomie comme une opération banale. Dans le reste de l’Inde comme ailleurs dans le monde, elle concerne pourtant à peine 3% des femmes, et n’est généralement pratiquée que sur des patientes de plus de 50 ans.
Des milliers de coupeuses de canne à sucre, soumises à ces pressions et craignant de perdre leur travail, se laissent ainsi convaincre de subir une opération irréversible. Un sacrifice de leur corps pour affronter le travail de forçat dans les champs – bien inutile, car leur calvaire ne fera qu’empirer avec la ménopause prématurée.
Extrait de « Les sacrifiées du sucre », une enquête à voir dans « Envoyé spécial » le 19 mai 2022