Cinq ans de plus. Après deux décennies au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a été réélu président de la Turquie, dimanche 28 mai. Le chef de l’Etat sortant, âgé de 69 ans, a remporté le second tour du scrutin avec près de 52,08 % des suffrages sur la quasi totalité des bulletins dépouillés (99,85%), selon l’agence officielle Anadolu, devançant largement son adversaire de centre-gauche Kemal Kiliçdaroglu (47,92%). Un résultat qui était scruté par les capitales étrangères, tant la Turquie joue un rôle crucial dans la géopolitique régionale. « Une des réussites d’Erdogan est d’avoir réussi à faire à nouveau de son pays un acteur des relations internationales, et non pas un objet qui suivrait les orientations fixées par l’Occident », souligne Jana Jabbour, politologue et enseignante à Sciences Po Paris.
Emmanuel Macron a été un des premiers dirigeants européens à adresser publiquement ses félicitations à l’homme fort de Turquie, en estimant que leurs deux pays avaient « d’immenses défis à relever ensemble ». Le président russe a déclaré que la victoire de Recep Tayyip Erdogan était une « preuve évidente » du soutien de la population à sa politique. « J’ai hâte de continuer à travailler ensemble en tant qu’alliés au sein de l’Otan sur des questions bilatérales et des défis mondiaux », a tweeté, pour sa part, le président américain Joe Biden.
Sous l’égide du leader du parti islamo-conservateur AKP, Ankara a su renforcer son influence au Proche-Orient. « La diminution de la présence américaine, l’absence de politique européenne dans cette zone, les dissensions entre la France et l’Italie sur la Libye… Ce sont autant d’opportunités qui ont permis à la Turquie de prendre une place stratégique dans la région », analyse Ahmet Insel, politologue et ancien professeur à l’université de Galatasaray. Un rôle que Recep Tayyip Erdogan compte bien renforcer durant ce nouveau mandat.
Vers la poursuite d’une stratégie multilatérale
Au lendemain de l’élection, Jana Jabbour ne s’attend pas à des « inflexions majeures » de la position turque. « Même si l’opposition l’avait emporté, la politique étrangère des Etats est liée à leurs intérêts et dépasse largement le cadre du gouvernement en place », approuve Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris. Le nationaliste turc devrait ainsi « continuer à s’inscrire dans la stratégie multilatérale de ces dernières années », qui lui a permis de développer les contacts avec la Chine ou d’entamer une réconciliation avec certains pays du Proche-Orient.
« Fin 2021, il a montré une volonté de normalisation des relations avec l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Israël. Pour répondre à la crise économique en Turquie, il cherche à attirer les investissements des pays du Golfe. »
Jana Jabbour, enseignante à Sciences Po Parisà franceinfo
Des inconnues demeurent toutefois. « Le rapprochement entamé avec l’Egypte est complexe », tout comme celui avec la Syrie, rappelle Ahmet Insel. Si Recep Tayyip Erdogan a tenté d’initier une réconciliation avec Bachar Al-Assad, ce dernier refuse toute discussion tant que l’armée turque occupe le Kurdistan syrien, note ainsi Politico*.
Les dissensions avec l’Otan interrogent également. Depuis l’achat de missiles russes S400 par la Turquie en 2019, certains redoutent qu’Ankara soit « une sorte de cheval de Troie de Moscou au sein de l’Alliance atlantique », relève l’historien Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Cette discorde ne remet néanmoins pas en cause la place de la Turquie dans l’Otan, analyse Didier Billion.
« Erdogan n’a aucune intention de quitter l’Alliance [du traité de l’Atlantique nord], qui reste l’assurance principale de son pays en termes de sécurité. »
Didier Billion, directeur adjoint de l’Irisà franceinfo
Reste la question de l’adhésion de la Suède à l’Otan, à laquelle Ankara a jusqu’ici opposé son veto. « Depuis la crise syrienne, l’AKP a encore durci sa position concernant les Kurdes », rappelle Jana Jabbour. La Turquie accuse ainsi la Suède d’héberger des militants et sympathisants qu’elle considère comme terroristes, en particulier ceux du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Selon la chaîne américaine CBS*, certains observateurs espéraient qu’une victoire de l’opposition menée par Kemal Kiliçdaroglu ouvre la voie à une adhésion de Stockholm. Avec le maintien au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, la fenêtre semble moins large. Il avait toutefois donné son feu vert à l’entrée de la Finlande dans l’Otan, en mars, et assure que sa position dépendra d’éventuelles concessions de la Suède, rapporte Politico.
La victoire d’Erdogan, une déception pour l’UE ?
Il ne faut, en revanche, pas s’attendre à un réchauffement des relations entre l’Union européenne et la Turquie durant les cinq années à venir. « S’il est officiellement toujours en cours, le processus d’adhésion à l’UE est de facto gelé », souligne Didier Billion. En cause, notamment, le virage autoritaire pris par Recep Tayyip Erdogan depuis les années 2010, marqué par la répression des oppositions et les attaques contre les libertés de la presse ou les droits des femmes. « Il sort conforté de cette réélection, ce qui ne prédit pas une amélioration du respect de la démocratie durant ce nouveau mandat », alerte le directeur adjoint de l’Iris.
Les 27 ont en outre du mal à faire confiance à la Turquie. Cette dernière s’est ENTRETIEN. Présidentielle en Turquie : « Erdogan est contre l’égalité entre les femmes et les hommes », expose la politologue Hazal Atay« souvent servie de l’accord [sur l’accueil des réfugiés syriens] pour faire pression sur l’UE », rappelle le site Toute l’Europe. Depuis 2016, Bruxelles a versé 6 milliards d’euros à la Turquie, qui a retenu 4 millions de migrants sur son territoire en contrepartie. Mais, en 2019, Ankara avait menacé les Européens d’ouvrir ses frontières pour laisser passer des millions d’exilés vers la Grèce et la Bulgarie, après des critiques sur une opération de son armée au Kurdistan syrien.
Pour Jana Jabbour, la victoire de Recep Tayyip Erdogan est « une déception » pour les Européens, lassés des crises diplomatiques (et des attaques contre certains de leurs dirigeants, comme Emmanuel Macron). L’élection de Kemal Kiliçdaroglu n’aurait toutefois pas signé un changement de paradigme. Car l’un des principaux points de tension avec Bruxelles concerne Chypre : Ankara est la seule capitale au monde à reconnaître la République turque du nord de l’île, Etat membre de l’UE divisé en deux depuis 1974, rappelle Euractiv*.
Entre Erdogan et Poutine, une « relation spéciale »
Ce statu quo entre les 27 et la Turquie est « aussi une question de personne », poursuit Jana Jabbour. « Recep Tayyip Erdogan est un leader qui aborde les relations internationales d’une manière similaire à Vladimir Poutine », avec une défiance marquée envers l’Occident. Depuis des années déjà, les deux dirigeants cultivent leur proximité. « Il y a des liens étroits, d’homme à homme », résume Didier Billion. Lors d’une interview accordée à la chaîne américaine CNN* durant l’entre-deux-tours, le chef d’Etat sortant a ainsi vanté sa « relation spéciale » avec son homologue russe.
« Nous avons une relation positive avec [Moscou]. La Russie et la Turquie ont besoin l’une de l’autre, dans tous les domaines. »
Recep Tayyip Erdoganà CNN
Dans ce contexte, l’invasion de l’Ukraine a été une « aubaine » pour le président turc et l’AKP, estime Jana Jabbour. A la fois membre de l’Otan et proche de Moscou, « la Turquie a pu réaffirmer son rôle de facilitateur, en aidant à négocier l’accord sur les exportations de céréales ukrainiennes », rappelle la politologue. « La question des céréales reste marginale dans le conflit ukrainien », nuance toutefois l’historien Hamit Bozarslan. Selon lui, le rôle de médiateur que veut se donner Ankara ne permettra pas d’avancer concrètement vers une sortie de la guerre.
Jusqu’ici, le dirigeant turc a avancé sur une ligne de crête, résumée sous le concept de « neutralité pro-Ukraine ». « Il soutient l’effort de guerre de Kiev et lui fournit des drones de combat », rappelle Jana Jabbour. Mais Ankara ne s’est pas associée aux sanctions occidentales et maintient ses échanges économiques avec la Russie, dont elle dépend en matière d’hydrocarbures. « Washington ne veut pas plus pousser Erdogan dans les bras de Poutine », reconnaît Hamit Bozarslan.
« Ankara joue un rôle incontournable dans une région politiquement instable. C’est un point d’appui, certes pas toujours commode, pour les Etats-Unis. Washington ne veut surtout pas s’en faire un ennemi. »
Didier Billion, directeur adjoint de l’Irisà franceinfo
Comme le Brésil, la Turquie « ne veut pas être le partenaire d’un unique système d’alliances », ajoute Didier Billion. Un choix idéologique, mais surtout pragmatique. « Erdogan a une stratégie à court terme, basée sur les rapports de force dans la région », avance le politologue Ahmet Insel. Et de prendre l’exemple de la guerre en Ukraine. « Si la Russie est affaiblie et contrainte de reculer, il ne sera pas du côté du perdant, garantit l’expert. Il fera le choix qui sert le plus ses intérêts. » Quoi qu’il en soit, le président turc restera un interlocuteur difficile à ignorer, résume Didier Billion. « Qu’on l’aime ou pas, il faudra composer avec lui durant les cinq prochaines années. »
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