« Les attaques du 7 octobre sont le plus grand échec de l’histoire du renseignement israélien. » Voilà le constat que dresse Ahron Bregman, professeur d’étude de la guerre au King’s College de Londres, deux mois après les attentats qui ont coûté la vie à plus de 1 200 personnes. Comme lui, des experts et une partie de l’opinion publique israélienne pointent du doigt les failles de sécurité qui ont permis au Hamas de mener de multiples assauts sur le territoire de l’Etat hébreu. Et pour cause : fin novembre, le New York Times a révélé que Tel-Aviv avait eu connaissance du plan du groupe terroriste plus d’un an avant qu’il ne soit mis en œuvre.
Dans un document d’une quarantaine de pages, obtenu par le renseignement israélien en 2022 et consulté par le quotidien américain, le Hamas détaille avec précision sa stratégie : tirs massifs de roquettes depuis la bande de Gaza, franchissement de la frontière ultra-sécurisée en de multiples points, attaques de plusieurs villes et bases militaires… « Tout ce qui s’est produit le 7 octobre », souligne le New York Times. Selon le journal, ce document a « largement circulé parmi les responsables de l’armée et du renseignement israélien », sans que l’on sache si l’information est parvenue jusqu’au Premier ministre, Benyamin Nétanyahou.
Plusieurs alertes ignorées
Plusieurs hauts responsables israéliens ont jugé que la menace n’était pas suffisamment crédible, rapporte le New York Times. Ce n’est pourtant pas la seule alerte reçue par Tel-Aviv au cours des derniers mois. Début octobre, l’Egypte avait déclaré avoir averti Israël d’un risque d’attaque depuis Gaza, trois jours avant l’assaut du Hamas. Une information confirmée par les Etats-Unis, malgré les dénégations de Benyamin Nétanyahou, rapporte le quotidien britannique The Guardian.
Haaretz a également recueilli les témoignages de plusieurs soldates de Tsahal, chargées de visionner chaque jour les images de surveillance de la barrière qui entoure la bande de Gaza. Ces « observatrices », comme elles sont surnommées, ont alerté leurs supérieurs sur des activités inhabituelles du Hamas dans les mois précédant l’attaque. Des membres du groupe terroriste ont effectué des repérages et multiplié les vols de drones le long de la barrière, mené des exercices de combat et même des simulations de tirs sur des tanks, détaille le quotidien israélien.
« Il y a eu tellement de signaux d’alerte… Le Hamas ne s’est pas caché. Mais personne n’était prêt à entendre l’opinion de certaines ‘observatrices’ alors que le renseignement avait un point de vue complètement différent. »
Une soldate de l’armée israélienneà « Haaretz »
Ces soldates n’ont pas non plus été prévenues que les services de renseignement avaient été placés en alerte, le 6 octobre, face à un risque « d’infiltration » dans le sud d’Israël. Un manque d’information qui les a empêchées de prendre la mesure de l’imminence d’une intrusion du Hamas le matin de l’attaque et de s’y préparer. Plusieurs « observatrices » ont ainsi été tuées par les terroristes le 7 octobre, lors de l’assaut sur les bases militaires proches de la frontière.
Ces soldates estiment aujourd’hui que leurs alertes ont été ignorées en raison du sexisme qui règne au sein de l’armée israélienne. « Les femmes occupent une place de plus en plus importante dans l’armée, mais elles n’ont pas droit à la même considération que les hommes. Leur parole n’a pas été prise au sérieux », confirme Frédérique Schillo, coautrice, avec Marius Schattner, de La Guerre du Kippour n’aura pas lieu (éd. Archipoche).
Une armée mobilisée en Cisjordanie
Pour cette spécialiste de l’histoire et de la politique israéliennes, les « failles du renseignement israélien ne découlent pas d’un manque d’information, mais d’une information qu’on ne sait pas analyser ». Tel-Aviv ne « pensait pas le Hamas capable de mener une attaque pareille », décrypte Frédérique Schillo. Les responsables israéliens estimaient que le groupe islamiste avait été « dissuadé par les précédentes opérations » de Tsahal à Gaza. Ils croyaient également que « le Hamas ne voudrait pas d’une guerre si on augmentait le nombre de permis de travail accordés aux Palestiniens », avance Ahron Bregman.
« Les Israéliens avaient toutes les informations montrant que le Hamas allait attaquer, mais ils ont fait preuve d’arrogance. Au lieu de se préparer, ils se sont concentrés sur ce qu’ils croyaient être les intentions du groupe palestinien. Or, ils se sont trompés. »
Ahron Bregman, professeur d’étude de la guerreà franceinfo
Les autorités israéliennes n’ont par ailleurs « pas mesuré l’ampleur de la radicalité et de la colère des Palestiniens, après l’échec du soulèvement de 2021 », juge Thomas Vescovi, chercheur spécialiste d’Israël et des territoires palestiniens occupés. A l’époque, des manifestations palestiniennes à Jérusalem-Est avaient mené à une nouvelle escalade de violences. « Estimant ne plus rien avoir à perdre, les branches armées de plusieurs groupes palestiniens, notamment le Hamas, ont alors décidé de briser le statu quo », poursuit l’auteur de L’Echec d’une utopie – Une histoire des gauches en Israël (éd. La Découverte). « L’arrivée au gouvernement, en janvier 2023, de ministres parmi les plus extrémistes sur la question de la colonisation de la Cisjordanie a été un autre élément déclencheur. »
Autre cause de « l’échec du renseignement israélien », selon Ahron Bregman : les autorités étaient convaincues que la barrière ultra-sophistiquée à la frontière était infranchissable. Elle est en effet équipée de caméras et détecteurs de mouvements, mais aussi d’armes automatiques, afin d’éviter toute intrusion. « Ce type de protection n’est efficace que si vous avez des soldats à proximité pour la défendre en cas d’attaque, explique ce spécialiste de l’étude de la guerre. Or, le 7 octobre, les trois quarts de l’armée étaient mobilisés en Cisjordanie pour protéger les colons. »
« A l’échec du renseignement s’est ajouté un échec opérationnel dramatique. Israël a fait preuve d’aveuglement : il s’est senti invincible derrière sa barrière à un milliard de dollars, notamment à cause de son mépris pour l’ennemi. »
Frédérique Schillo, historienneà franceinfo
Du fait de cette confiance totale dans les technologies de surveillance de la frontière, « Israël a délaissé le renseignement humain », constate Frédérique Schillo. « Cela fait quasiment un an que Tsahal et le Shin Bet [le renseignement intérieur] ont cessé leurs écoutes des communications dans la bande de Gaza », rappelle-t-elle.
« La colère resurgira après la guerre »
Certains responsables israéliens n’ont pas tardé à reconnaître ces erreurs. « Nous avons échoué dans notre mission la plus importante et, en tant que chef, je porte la responsabilité de cet échec », a admis le patron du renseignement militaire dix jours après les attentats. « Plusieurs responsables de la sécurité et de la défense démissionneront après la guerre, assure Frédérique Schillo. Ils ne le peuvent pas pour l’instant, car la priorité est l’offensive contre le Hamas. »
Jusqu’ici, Benyamin Nétanyahou a en revanche évité de reconnaître ouvertement sa responsabilité. Tout juste a-t-il concédé, le 25 octobre, que « tout le monde devra répondre de la débâcle, y compris (lui-même). » Une attitude qui lui a valu de vives critiques de l’opinion publique et des manifestations jusque devant son domicile.
« C’est la première fois qu’on assiste à une telle mobilisation de la population israélienne alors qu’une guerre est en cours, remarque Thomas Vescovi. Une majorité d’entre eux souhaite la démission de Benyamin Nétanyahou. » Selon le chercheur, le Premier ministre israélien « sait qu’il n’échappera pas à une commission d’enquête » après le conflit. C’est d’ailleurs l’une des motivations du conservateur pour la reprise de l’offensive dans la bande de Gaza après une semaine de trêve, avance Thomas Vescovi.
« Le seul moyen pour Benyamin Nétanyahou de sortir de cette crise sans avoir perdu toute sa crédibilité politique, c’est d’atteindre au moins un de ses buts de guerre : libérer les otages par la force, démanteler totalement les tunnels du Hamas, ou bien tuer ou capturer les principaux chefs du groupe palestinien. »
Thomas Vescovi, historienà franceinfo
« La population israélienne ressent une immense colère, qui resurgira après la fin de la guerre, abonde Ahron Bregman. La priorité sera alors d’enquêter sur les responsabilités du renseignement et de l’armée, mais aussi des leaders politiques. » Et le Premier ministre, déjà poursuivi dans plusieurs affaires de corruption et critiqué pour sa controversée réforme de la Cour constitutionnelle, sera au cœur de toutes les attentions, juge Thomas Vescovi. « Benyamin Nétanyahou a beaucoup à perdre dans cette guerre. »
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