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Ingénieure de recherche au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains de l’université Paris 1-CNRS, Françoise Blum publie avec d’autres chercheurs internationaux, Socialismes en Afrique.
Un ouvrage collectif qui « vise à donner au continent africain, dans la diversité de ses espaces et de ses trajectoires, la place qui lui revient dans l’histoire mondiale des socialismes ». Et qui, à travers trente contributions, parcourant quelque dix-huit pays, permet de saisir à la fois la pluralité des expériences africaines, mais aussi leurs singularités partagées.
Les socialismes d’Afrique ont pendant longtemps été peu étudiés. Pourquoi ?
Françoise Blum Pour deux raisons, principalement. D’abord, les études sur le socialisme se sont longtemps concentrées sur le développement du socialisme en Europe. Elles ne se sont globalisées qu’assez récemment, en s’intéressant à l’Amérique latine, à l’Asie, puis dernièrement à l’Afrique, du fait d’une nouvelle approche qui complexifie l’histoire de la guerre froide et ne la réduit plus seulement au face-à-face entre deux blocs. Par ailleurs, les études africanistes se sont d’abord intéressées à l’Afrique précoloniale et à l’Afrique coloniale puis à l’Afrique des conférences nationales et des plans d’ajustement structurel.
Mais, en fin de compte, encore très peu aux années 1960 et à l’immédiate décolonisation. Se pencher sur les socialismes africains, considérer aussi le socialisme à partir de l’Afrique, tant en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne, c’est revenir sur toute cette période jusqu’aux années 1980, marquées par les plans d’ajustement structurel et la faillite de ces expériences socialistes sur le continent.
Comment se sont formés les socialismes africains ?
Le socialisme a été pensé par des Africains comme Léopold Sédar Senghor, pour citer le plus connu, avant la décolonisation. Et il a été expérimenté après la décolonisation dans un certain nombre d’Etats. C’est une pensée liée à l’anticolonialisme et à la lutte pour les indépendances. Tous ces socialismes étaient à la fois nationalistes et panafricanistes. C’était une pétition de principe. Le socialisme était perçu comme une solution alternative à ce que proposaient les anciennes puissances coloniales, mais ça n’a pas empêché les pays nouvellement indépendants de maintenir des relations avec les puissances occidentales, y compris avec les anciens colonisateurs.
Se voulaient socialistes aussi bien le Rwanda de Grégoire Kayibanda, le Sénégal de Léopold Sédar Senghor, l’Ethiopie de Mengistu Hayle Mariam ou la Tanzanie de Julius Nyerere, l’Algérie de Houari Boumediène, le Congo d’Alphonse Massembat-Débat ou l’Angola d’Agostinho Neto. Il y a aussi les oppositions socialistes aux régimes en place comme le Sawaba au Niger. Et cette liste est loin d’être exhaustive.
On distingue habituellement un socialisme marxiste-léniniste, scientifique, et un socialisme africain puisant dans les sociétés antécoloniales. Qu’est-ce qui les différencie ?
Etablir une distinction entre socialisme africain et socialisme marxiste-léniniste en Afrique est une façon commode de les classifier, mais les études que nous publions montrent que c’est beaucoup plus complexe que cela. Car les uns empruntent aux autres. Le socialisme africain supposait que l’Afrique, avec ses communautés villageoises, était socialiste avant même l’invention du socialisme.
C’est ce que l’anthropologue malien Issaka Bagayogo qualifie de « socialisme des ancêtres ». Il s’agit alors pour Léopold Sédar Senghor au Sénégal ou Julius Nyerere en Tanzanie, par exemple, de réactiver les formes de communautés qui existaient avant la colonisation. Il y a eu, par ailleurs, des hybridations multiples et une manière de se saisir d’outils comme le marxisme-léninisme en l’adaptant aux réalités africaines.
L’idéologie marxiste était difficilement transposable telle quelle dans une Afrique essentiellement rurale et paysanne, sans véritable classe ouvrière. Comment les théoriciens du socialisme et les politiques ont-ils adapté leur pensée et leurs actions à ces réalités ?
Dans les années 1945-1960, même si la classe ouvrière et les syndicats étaient très minoritaires, ils ont joué un rôle considérable dans la lutte pour l’égalité et pour l’indépendance, avec les grandes grèves des années 1950. Mais cette liberté syndicale a été totalement battue en brèche après les indépendances, et l’avènement des partis uniques. La question des classes a été largement débattue.
Certains, comme Ahmed Sékou Touré en Guinée, pensaient qu’il n’y avait pas de classes en Afrique mais un « peuple-classe », c’est-à-dire un peuple uni dans la nation indépendamment de tous particularismes régionaux, ethniques ou autres. D’autres, comme Kwame Nkrumah au Ghana, croyaient bien en l’existence de classes, au sens marxiste du terme.
Toute une dialectique ville/campagne s’est mise en place avec des expériences de « villagisation », comme en Tanzanie ou au Mozambique. Il s’agissait de créer des villages, de restructurer les communautés paysannes et de les outiller pour qu’elles puissent produire plus au sein de coopératives. L’historien Benito Machava montre qu’on s’est méfié de la ville et des catégories marginales qui y vivent, au point qu’on les a parfois envoyées en camps de rééducation, comme cela a été le cas au Mozambique.
Les socialismes africains n’ont pas toujours été roses et la démocratie n’a pas toujours été à l’ordre du jour, mais cela a été très variable selon les pays. Il n’y a pas de commune mesure entre l’extrême violence de la révolution éthiopienne conduite par le Derg et la Tanzanie de Julius Nyerere.
Quels ont été les liens avec les partis communistes de métropole ?
Le Parti communiste français (PCF), par exemple, a toujours considéré que la libération devait venir de la métropole, de la classe ouvrière métropolitaine, et que l’Afrique serait libérée ensuite. Cela a été la raison de la rupture d’Aimé Césaire, alors député de la Martinique, avec le PCF.
Le Parti communiste portugais était sur la même ligne et c’est tardivement, comme le montre l’historien Jean-Michel Mabeko-Tali, qu’il en est venu à soutenir les mouvements de libération angolais. Mais il faut distinguer la théorie générale du parti et ce qui s’est fait sur le terrain. Les Groupes d’études communistes du PCF ont été quelques fois l’embryon d’opposition plus générale au colonialisme, par exemple.
Que s’est-il joué en Afrique lors de la guerre froide ?
Certains pays comme le Congo de Patrice Lumumba [actuelle République démocratique du Congo] ou l’Angola ont été un terrain de luttes entre puissances extérieures, c’est certain. Mais les Etats africains ont aussi écrit leur propre partition en jouant avec les rivalités de la guerre froide. Ils ont su demander de l’aide aux Etats frères sans pour autant rompre avec les anciennes puissances coloniales et les Etats-Unis, même lorsqu’ils revendiquaient explicitement leurs alliances avec le bloc de l’Est. De ce point de vue, les Etats africains ont cassé les logiques de la guerre froide.
Que reste-t-il aujourd’hui de ces relations avec le bloc communiste ?
Il en reste plus qu’on ne le pense, notamment du côté des pays de l’Est où il y a eu des circulations culturelles ou militantes importantes, comme par exemple dans le domaine du cinéma évoquées par les historiennes Gabrielle Chomentowski, Ros Gray et Catarina Laranjeiro.
Par ailleurs, c’est dans les années 1960 que les bases de la puissance chinoise en Afrique ont été posées. La présence chinoise en Afrique n’est pas du tout tardive. La Chine, parce qu’elle est le premier exemple de révolution paysanne dans le monde, est un modèle pour l’Afrique. Dès les années 1960, elle est déjà très présente : elle finance des usines, envoie des conseillers, invite des étudiants, y compris durant la révolution culturelle de Mao Tsé-Toung. A cette époque, à l’Est comme à l’Ouest, on essaie d’attirer les Africains pour poser son influence dans des Etats nouvellement indépendants.
Les socialismes africains ne semblent pas avoir fait de la laïcité leur combat. Comment ont-ils composé avec la question religieuse ?
C’est différent selon les cas, mais on peut dire qu’il n’y a pas eu d’athéisme militant en Afrique. L’historien Antoine de Boyer rappelle que si Kwame Nkrumah était athée, il n’en considérait pas moins que l’islam est l’une des traditions qui fondent le socialisme ghanéen baptisé « consciencisme », qui est l’outil théorique que s’est donné le régime en matière de décolonisation et de développement.
Que reste-t-il de ces socialismes aujourd’hui ?
Il reste beaucoup de nostalgie et le sentiment que ces mouvements n’ont pas tenu leurs promesses. Que tout n’est pas à jeter, mais que l’on pourrait retenter certaines choses, différemment. L’idée de justice sociale est toujours vivante. Sans compter que cette histoire a généré tout un panthéon socialiste de figures mythiques telles que Kwame Nkrumah, Thomas Sankara, voire Patrice Lumumba, même si son socialisme est à discuter, qui peuvent être des héros pour la jeune génération d’aujourd’hui.
Y a-t-il un avenir du socialisme en Afrique ?
C’est une question piège. Est-ce qu’il y a un avenir du socialisme dans le monde ? Je n’en sais rien, mais beaucoup, en Afrique et ailleurs, luttent pour un monde meilleur et pour une justice sociale plus grande. On peut reprocher beaucoup de choses aux socialismes africains, étatiques ou d’opposition, mais on ne peut pas ignorer qu’ils ont voulu penser un monde meilleur. Ces idéaux-là continuent d’exister, c’est certain.
Socialismes en Afrique. Socialisms in Africa, collectif, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 718 pages, 39 euros.
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