Crise économique et mécontentement populaire : pourquoi Recep Tayyip Erdogan peut-il perdre la présidentielle en Turquie ?

Crise économique et mécontentement populaire : pourquoi Recep Tayyip Erdogan peut-il perdre la présidentielle en Turquie ?

12 mai 2023 Non Par LA RÉDACTION

Population appauvrie, opposition unie, société hyperpolarisée et dérives autocratiques… Pour Recep Tayyip Erdogan, le scrutin présidentiel de dimanche est loin d’être gagné.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan prononce un discours lors d'un meeting pour la campagne présidentielle à Ankara, le 30 avril 2023. (ADEM ALTAN / AFP)

Au pouvoir depuis vingt ans en Turquie, Recep Tayyip Erdogan pourrait être balayé par l’élection présidentielle dimanche 14 mai. Celui qui est surnommé « Reis » (Chef) par ses partisans est fragilisé par de multiples facteurs rendant incertain l’issue prochaine du scrutin. franceinfo vous résume en cinq points pourquoi l’autocratique « hyper président » peut perdre le pouvoir.

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Il affronte une opposition unie

Pour la première fois, Recep Tayyip Erdogan sera face à une opposition unie. Six partis se sont associés au sein de l’Alliance nationale, appelée aussi « Table des 6 », regroupant autour du Parti républicain du peuple (CHP), le Bon Parti (Iyi), le Parti de la félicité (SP), le Parti de la démocratie et du progrès (Deva), le Parti de l’avenir (GP) et le Parti démocrate (DP).

Ils ont fait de Kemal Kiliçdaroglu, le candidat chargé de défier Erdogan. Le président du Parti républicain du peuple – un parti laïc, nationaliste héritier d’Atatürk et première formation d’opposition –, est un économiste de formation qui a dirigé la sécurité sociale turque avant de se faire élire député. Il a réussi à maintenir ensemble une alliance pourtant très hétéroclite, allant du centre gauche à l’extrême droite ultranationaliste, des laïcs aux militants de l’islam politique.

On retrouve même au sein de cette alliance d’anciens ministres de l’AKP, le parti du président Erdogan. Kemal Kiliçdaroglu a aussi reçu le soutien explicite du HDP, le Parti pro-kurde, ainsi que de l’Alliance du travail et des libertés (gauche et écologistes). « Sur le papier, il a plus de 50% des voix », commente Derya Körmücü, politologue au centre de recherches sociales Yöneylem. Le ciment de cette opposition : tourner la page de l’ère Erdogan.

La crise économique a mis le pays à genoux

Le pays est écrasé par une hyperinflation. Sur un an, la hausse des prix s’établit à 45% en avril 2023, et elle est montée à plus de 80% en octobre 2022, selon les données officielles. Les économistes indépendants, eux, chiffrent l’inflation à plus de 105% sur un an. La livre turque a dévissé et ne vaut plus qu’un cinquième de sa valeur par rapport à il y a cinq ans.

La viande est devenue un luxe. Le salaire minimum, même s’il a été doublé, ne permet plus à une famille de quatre personnes de passer le « seuil de la faim ». On ne parle même plus du seuil de pauvreté. L’opposition dénonce ces enfants qui se couchent le ventre vide. Même le prix des produits les plus basiques, comme l’oignon ou la pomme de terre, donnent le vertige aux familles turques, qui n’achètent souvent plus les fruits et légumes qu’à la pièce et non au kilo.

Le taux de chômage est passé à deux chiffres. Il frappe essentiellement les jeunes hommes (26%). Les plus pauvres se sont encore appauvris et la classe moyenne retombe dans la pauvreté dont Erdogan l’avait sortie avec une forte croissance dans ses premières années de mandat. Sa politique assez peu orthodoxe – baisser les taux d’intérêt pour favoriser la croissance – n’a fait qu’alimenter la spirale inflationniste et la dévaluation de la monnaie.

Les nouveaux électeurs et les jeunes votent contre lui

Plus de 8% du corps électoral (5,5 millions sur 64 millions d’électeurs) est formé de primo-votants. Ils sont nés sous Erdogan et, d’après toutes les enquêtes, voteront massivement pour son départ. Les moins de 30 ans (plus d’un quart de l’électorat), qui n’ont jamais connu que lui à la tête du pays, comme Premier ministre puis président, aspirent aussi majoritairement au changement. Même si le candidat de l’opposition ne soulève pas leur enthousiasme, ils voteront contre le président sortant« Le modèle de société auquel aspirent les jeunes n’est pas celui de l’AKP du président Erdogan », explique Derya Körmücü.

« Ils aspirent à une société moderne, à plus de liberté et de justice. Il n’y a pas besoin d’être très politisé pour sentir la pression, la censure qui pèse sur le moindre post sur les réseaux sociaux. »

Derya Körmücü, politologue

à franceinfo

« En vingt ans de pouvoir de l’AKP, poursuit le politologue, la société turque s’est modernisée. Les régions rurales se sont développées. Et même sur les terres conservatrices, on note une fracture générationnelle. Les jeunes ne votent plus comme leurs parents. » Ils ne se décident pas en fonction d’un bagage idéologique ou politique comme leurs aînés, mais en fonction de leurs conditions actuelles. Et elles sont déplorables, que ce soit d’un point de vue économique, social ou sociétal, avec un étouffement des libertés. Ils voient aussi que les jeunes dans d’autres pays vivent différemment. Ils en supportent d’autant moins le modèle de société pieuse que leur présente l’AKP. Les jeunes femmes sont particulièrement mobilisées.

Le facteur kurde

Ils sont présentés souvent comme des faiseurs de roi, car les Kurdes pèsent entre 10 et 15 % du corps électoral. Leur candidat avait recueilli 12% des suffrages lors de la dernière présidentielle. Dans un scrutin serré, ils constituent une réserve de voix qui peut en effet faire la différence. Or, cette année, le parti ne présente pas de candidat et son co-président charismatique, Selahattin Demirtas, a depuis sa prison appelé explicitement à voter Kiliçdaroglu. Or, les consignes de vote du HDP sont très suivies par son électorat, particulièrement touché par la crise et les discriminations, les violences, après des ouvertures avortées lors des premières années de pouvoir de Recep Tayyip Erdogan.

La nature de son pouvoir autocratique et solitaire

Recep Tayyip Erdogan a façonné le pouvoir à sa main. Le pays est dirigé par un seul homme qui a concentré tous les pouvoirs. Il n’y a plus d’institution indépendante (banque centrale, justice, conseil électoral…), les médias sont sous son contrôle, la télévision publique transformée en outil de propagande, les médias privés rachetés par ses proches.

Depuis le référendum de 2017, la Turquie vit sous un régime présidentiel. Le président dans une dérive autocratique gouverne par décret, faisant fi du parlement. Et le poste de Premier ministre a été supprimé. L’opposition a promis de ramener la Turquie sur le chemin de la démocratie et de redonner tout pouvoir au Parlement. « Les Turcs sont attachés au système parlementaire, commente Derya Körmücü. Même les électeurs de l’AKP ne souhaitent pas que le pays soit dirigé par un seul homme. Ils ont vu que la plupart des problèmes, la crise économique, la désorganisation des secours lors du séisme et l’ampleur des destructions, sont dus à cette concentration extrême des pouvoirs. »

Il est d’ailleurs à noter que contrairement à la perception que l’on peut en avoir en dehors de la Turquie, le séisme, malgré son ampleur (plus de 50 000 morts officiellement, sans doute deux à trois fois plus) ne devrait pas modifier spectaculairement les votes dans les onze provinces affectées. Elles sont dominées par le conservatisme religieux et les habitants restent majoritairement attachés au président, par adhésion à sa personne ou crainte du changement. Il y a enfin une fatigue face à la polarisation extrême de la société qu’il a impulsée et à la saturation de l’espace public par ses discours ou sa personne.