« Abas la France ! », « Vive la Russie ! » Le scénario semble désormais familier au Sahel. Après le Mali, touché par deux coups d’Etat en 2020 et 2021, et le Burkina Faso, frappé par deux putschs en 2022, c’est au tour du Niger voisin d’être renversé par des militaires. Là encore, des sympathisants des putschistes ont dénoncé la présence de la France dans leur pays. Dimanche 30 juillet, devant l’ambassade de France à Niamey, ils ont arraché la plaque de l’édifice avant de la piétiner et de la remplacer par des drapeaux russes.
Depuis plusieurs années, la France, ancienne puissance coloniale, est devenue indésirable au Sahel, région qui s’étend du Sénégal au Tchad. L’armée française a été chassée du Burkina Faso et du Mali et l’opération Barkhane, lancée en 2014 pour lutter contre le terrorisme, contrainte de se replier au Niger à l’été 2022. Profitant de cette situation, la Russie continue d’étendre son influence et de se présenter comme un partenaire politique, économique et sécuritaire idéal.
Un terreau pro-russe préexistant
Le sentiment pro-russe n’est pas nouveau au Sahel. Durant la période des décolonisations, à partir des années 1950, l’URSS a noué des liens étroits avec plusieurs pays africains et les a soutenus dans leur lutte pour l’indépendance. En pleine Guerre froide, Moscou a formé de nombreux dirigeants et élites africaines. Au Niger, Abdou Moumouni Dioffo, « membre fondateur du Parti africain de l’indépendance, a été le premier agrégé africain en sciences physiques », après avoir été formé en URSS, évoque auprès de TV5 Monde Tatiana Smirnova, spécialiste des relations entre la Russie et l’Afrique. L’université de Niamey porte désormais son nom.
Aujourd’hui, la Russie se targue de n’avoir jamais été une puissance coloniale en Afrique. En janvier 2022, le fondateur de la milice Wagner, Evguéni Prigojine, a ainsi présenté le coup d’Etat au Burkina Faso comme « une nouvelle ère de décolonisation ». Il a aussi surnommé Assimi Goïta, président de la transition du Mali, le « Che Guevara africain », reprenant le surnom donné à Thomas Sankara, héros révolutionnaire et président burkinabé dans les années 1980, note un rapport (PDF) de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem).
Le Mali fait figure de pays le plus russophile. « L’URSS a formé la nouvelle armée malienne après l’indépendance et elle a mis en place une école de fonctionnaires. Aujourd’hui, énormément d’agents et de militaires parlent russe », décrit Boubacar Haidara, chercheur en sciences politiques à Sciences Po Bordeaux, spécialiste du Mali. C’est le cas du colonel Sadio Camara. Nommé ministre de la Défense après le coup d’Etat d’août 2020, il a été formé en Russie et a renforcé la coopération entre les deux pays, rappelle Le Monde.
« Au Mali, il s’agit plus d’un retour de la Russie que d’une arrivée. L’histoire se répète. »
Boubacar Haidara, spécialiste du Mali
à franceinfo
Selon un sondage Gallup réalisé en 2021, avant l’arrivée de la milice russe Wagner – même si le pays s’en défend – le Mali était le pays où la Russie avait l’image la plus positive au monde, avec 84% d’opinions positives. Selon le Mali-mètre (PDF), étude d’opinion réalisée par la fondation allemande Friedrich-Ebert-Stiftung (FES) en mai, neuf Maliens sur dix ont confiance en la Russie pour aider le pays dans sa lutte contre l’insécurité. « Le gouvernement répète que la Russie est le seul pays à pouvoir ramener la sécurité et qu’il s’agit d’une aide désintéressée », explique Christian Klatt, représentant au Mali de la FES.
Une ferveur que Boubacar Haidara nuance toutefois. « La junte bâillonne tout propos contradictoire. Il n’y a que les voix pro-Poutine que l’on entend. Ceux qui y sont opposés n’osent plus parler », décrit-il. Mais « une chose est sure : l’attrait pour la Russie est réel ».
Une jeunesse qui se détourne de la France
Au-delà des élites et des dirigeants ayant des liens historiques avec la Russie, une partie de la jeunesse se tourne également vers Moscou. Au Sahel, 64,5% de la population a moins de 25 ans, relève l’ONU. « Ce sont des générations qui n’ont pas connu l’euphorie des mouvements de décolonisation, les combats et la naissance des jeunes Etats », décrit Djenabou Cisse, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste des questions de sécurité en Afrique. La France a été le premier partenaire pour ces nouveaux Etats indépendants au Sahel.
« Pour les générations nées dans les années 1970-1980, le lien avec la France allait de soi. C’est moins le cas pour celles d’aujourd’hui. »
Djenabou Cisse, chargée de recherche à la FRS
à franceinfo
« Aujourd’hui, les jeunes ne connaissent pas grand-chose de la France, peu obtiennent des visas pour s’y rendre. Tout ce qu’ils voient de la France, ce sont des bases militaires, la présence contestée du franc CFA et des déclarations méprisantes de dirigeants français », poursuit Rémi Carayol, journaliste indépendant, auteur de l’ouvrage Le mirage sahélien : La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? (La Découverte, 2023). Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, affirmant que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » ou, dix ans plus tard, Emmanuel Macron déclarant que l’Afrique était confrontée à un défi « civilisationnel », font partie des attitudes décriées.
S’ajoutent à cela de forts taux de pauvreté et de chômage, ainsi que des gouvernements accusés de corruption. « La classe politique est déconnectée de la jeunesse, les jeunes ne s’y retrouvent pas, déplore un doctorant nigérien rencontré par Libération (article payant) à Niamey. On est dans un pays où les dirigeants font seulement ce qui les arrange au lieu de faire ce qui doit arranger le peuple. » Par association, les critiques englobent le partenaire historique de ces dirigeants : la France.
« L’armée française fait partie du problème »
« Pour les populations d’Afrique francophone, la France mène une sorte de double jeu. Elle dit lutter contre le terrorisme, mais de nombreuses personnes pensent au contraire qu’elle le soutient », constate Alain Antil, chercheur et directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (Ifri). L’échec de l’opération Barkhane pour réduire les groupes jihadistes dans la région est imputé, par exemple, à un « agenda caché » qu’aurait Paris.
L’armée française s’est ainsi retrouvée face à « une guerre » de l’information, déplorait en juillet 2022 le général Pascal Ianni, porte-parole du chef d’état-major des armées. Il évoquait la circulation de « fausses informations » montrant « une forme de surmilitarisation de la perception de la France en Afrique de l’Ouest et au Sahel ».
« L’armée française fait partie du problème et n’est pas la solution », affirme pour sa part Yssoufou Niamba, activiste panafricaniste et ancien membre de la Coalition des patriotes africains du Burkina Faso (COPA-BF), à l’origine de manifestations contre la présence française. Avant que l’armée tricolore ne soit chassée du Burkina Faso, « nous voyions des gros camions traverser nos rues, du matériel militaire digne de la Seconde Guerre mondiale. Malgré cela, on continuait de s’enliser dans la crise », critique-t-il.
« Comment un partenaire militaire aussi puissant que la France n’a-t-il pas réussi à battre quelques ‘zozos à motos’ [les jihadistes]? »
Yssoufou Niamba, panafricaniste burkinabé
à franceinfo
Au Mali, le positionnement de la France vis à vis des Touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), lors de l’opération Serval en 2013, a semé le trouble parmi la population. « Beaucoup de Maliens ont pensé que Paris avait pris le parti de ces rebelles et empêché de libérer Kidal et Tombouctou », rappelle Boubacar Haidara.
« La présence française est jugée néocoloniale et impérialiste, et responsable de tous les problèmes », poursuit Alain Antil, co-auteur d’une étude sur le sujet (PDF). Pour les opposants à l’intervention française, plutôt que de lutter contre le terrorisme, Paris préfère donc « piller les ressources », « choisir les présidents » et « manipuler la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest [Cédéao]« .
Une propagande russe opportuniste
Cette hostilité contre la France est relayée par une propagande très sophistiquée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Des dessins animés montrent la France comme une puissance impérialiste qui pille le continent. L’un d’entre eux dépeint Emmanuel Macron comme un dictateur violent accompagné de ses « agents de la tromperie », à savoir la radio RFI et l’armée, pointe le quotidien français La Croix. Dans un autre, le président français est un rat qui menace l’Afrique, bientôt éliminé par Wagner.
Ces productions ne sont jamais signées, mais plusieurs observateurs y voient la marque de Moscou, notamment celle d’Evguéni Prigojine. Depuis 2018, à son initiative, plusieurs campagnes de désinformation, création de médias, manipulation de journalistes locaux, ont été mises en œuvre, souligne une étude (PDF) de l’Irsem.
La Russie s’appuie également sur le soutien de plusieurs penseurs de la sphère panafricaniste, une idéologie qui « plaide pour une solidarité entre tous les peuples africains, en opposition à un continent dépendant de l’Occident « , résume Djenabou Cisse. « Un monde multipolaire, où les Occidentaux ne dirigent pas tout, est le combat commun des Russes et des panafricanistes », ajoute Alain Antil. Parmi les figures les plus populaires, Nathalie Yamb, connue sur les réseaux sociaux comme la « Dame de Sotchi », ou Kémi Séba, condamné en France pour provocation à la haine raciale et dont le groupe Tribu Ka avait été dissous pour antisémitisme. Ces deux personnalités étaient invitées au sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg, les 27 et 28 juillet.
Le modèle russe plutôt que la démocratie libérale
Lors de ce sommet, la Russie a une nouvelle fois assuré qu’elle voulait entretenir des relations égalitaires avec l’Afrique. Vladimir Poutine a loué un nouvel « ordre mondial multipolaire » sans « néocolonialisme », cite France 24. « La Russie est à l’écoute de nos besoins réels, elle ne nous impose rien en contrepartie. Elle ne déploie pas de militaires sur notre terrain et si on a besoin d’armes, elle nous en donne », assure Yssoufou Niamba, panafricaniste burkinabé. La Russie est d’ailleurs le premier exportateur d’armes sur le continent, rappelle Le Monde.
Moscou défend également un modèle qui plaît à une partie des opinions publiques au Sahel. « Elle prône des valeurs sociales et familiales traditionnelles, en opposition avec les démocraties libérales perçues comme décadentes, illustre Alain Antil. Pour certains, voir que des aides au développement sont conditionnées à des projets sur les questions de genre ou LGBT+, c’est un choc. »
Mais les pays du Sahel croient-ils vraiment aux promesses russes ? « En rompant avec la France, les régimes se sont isolés et ont besoin de renforcer ou de développer des partenariats avec des pays non-occidentaux comme la Russie, la Chine ou l’Iran », expose Alain Antil. Pour Djenabou Cisse, « les populations ne sont pas nécessairement dupes. Mais on arrive à un moment de l’histoire où il y a une réelle volonté d’émancipation vis-à-vis de l’ancien colonisateur et des puissances occidentales (…) Ce qui se passe est, quelque part, un second mouvement d’indépendance ».