Ce triple assassinat continue de hanter la communauté kurde. En janvier 2013, trois militantes kurdes étaient retrouvées tuées d’une balle dans la tête en plein Paris. Dix ans plus tard, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) appelle toujours les autorités à lever le secret défense pour faire toute la lumière sur ces crimes. L’attaque raciste perpétrée par un homme de 69 ans dans un centre culturel kurde parisien, qui a fait trois morts vendredi 23 décembre, a ravivé la douleur de cette précédente affaire. Franceinfo revient sur les faits de 2013 et raconte l’impossible procès.
Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013 : trois femmes sont retrouvées mortes en plein Paris
Début janvier 2013, trois femmes sont retrouvées tuées d’une balle dans la tête dans les locaux du centre d’information du Kurdistan (CIK), situé dans un appartement du 10e arrondissement de Paris. Elles sont toutes les trois kurdes et militent pour le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par la Turquie.
Les trois victimes occupaient des postes importants au sein du mouvement. Sakine Cansiz, 54 ans, était l’une des fondatrices du PKK. Elle était proche du chef de l’organisation, Abdullah Ocalan, emprisonné depuis 1999 en Turquie. Fidan Dogan, 28 ans, disposait d’un important réseau dans les paysages politiques français et européen, relate Le Monde. Enfin, Layla Saylemez, 25 ans, dirigeait le mouvement de jeunesse du parti.
Dans la communauté kurde, c’est la stupeur. Le 12 janvier, des milliers de manifestants défilent dans les rues de Paris pour réclamer justice. François Hollande, alors chef de l’Etat, juge le crime « horrible », tout en restant prudent sur les potentiels coupables. En Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan demande à la France « d’élucider cet incident », mais exhorte son homologue français à s’expliquer sur ses relations avec « ces terroristes » du PKK.
21 janvier 2013 : un ressortissant turc est mis en examen
Dix jours plus tard, le procureur de Paris, François Molins, annonce la mise en examen d’un suspect pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste ». Omer Güney, ressortissant turc âgé d’une trentaine d’années, a été arrêté quelques jours plus tôt. Tandis que les enquêteurs tentent de faire la lumière sur le profil de cet ancien agent d’entretien à l’aéroport de Roissy, plusieurs pistes sont envisagées : règlement de compte au sein de différentes mouvances du PKK, qui avait alors engagé des pourparlers avec la Turquie, acte du mouvement d’ultradroite turc les « Loups gris », différend personnel…
De premières investigations mettent en évidence des éléments à charge contre Omer Güney. Des caméras de vidéosurveillance l’ont filmé entrant dans l’immeuble du CIK peu avant les crimes, l’ADN d’une des victimes a été retrouvé sur sa parka, et sa sacoche contenait des traces de poudre. Des contradictions ont par ailleurs été relevées par les enquêteurs dans le récit de son emploi du temps le jour des meurtres, grâce notamment à plusieurs témoignages.
Le 13 août 2015 : Omer Güney est renvoyé devant les assises
Deux ans après les faits, Omer Güney est renvoyé devant la cour d’assises de Paris pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste ». L’enquête conclut à « l’implication » du MIT, les services secrets turcs, « dans l’instigation et la préparation des assassinats », révèle alors Le Monde. Le quotidien précise que les investigations n’ont pas pu déterminer si les services étaient réellement commanditaires de ces meurtres.
D’autres éléments semblent appuyer cette piste. Dans les mois qui ont précédé, des médias turcs ont relayé un document présenté comme un « ordre de mission » du MIT pour le suspect. Un enregistrement audio a par ailleurs été diffusé sur Youtube début 2014, dans lequel un homme identifié comme Omer Güney discute du projet d’assassinat d’un militant kurde avec un responsable des renseignements turcs, rapporte Le Parisien.
Le MIT nie pourtant toute implication dans le meurtre de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Layla Saylemez. Omer Güney, seul suspect identifié dans l’affaire, est présenté comme un Turc ultranationaliste par ses proches. Il aurait infiltré la mouvance kurde parisienne en 2011 dans un but d’espionnage et pour éliminer des membres du PKK, affirme une source au Monde. Pendant toute l’instruction, il a nié les faits.
17 décembre 2016 : le suspect meurt en détention, avant le procès
Atteint d’une tumeur au cerveau, Omer Güney meurt quelques semaines avant son procès, qui devait se tenir en janvier 2017. L’audience est donc annulée, signant la fin de l’action publique à son encontre. Les avocats des parties civiles font part dans un communiqué de la « colère des familles des victimes, privées d’un procès public qu’elles attendaient depuis près de quatre années ». « Familles, qui elles, espéraient en la justice française », souligne le texte.
« C’est un procès que personne ne voulait voir aboutir », dénonce également sur franceinfo Antoine Comte, un des avocats des familles des trois militantes kurdes. Il pointe le manque de volonté politique, notamment de la part de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, pour établir les responsabilités dans ces meurtres et les liens avec les services secrets turcs.
15 mai 2019 : l’enquête est relancée
Restent les éventuelles complicités dans ces assassinats, qui pourraient faire l’objet d’un procès si elles parvenaient à être établies. Début 2018, les familles des victimes déposent une nouvelle plainte avec constitution de partie civile devant la justice française, rapporte Le Parisien. Y figurent notamment certains éléments issus de l’enquête menée en Turquie. La plainte rappelle également que la première juge d’instruction n’avait pas rendu d’avis de non-lieu sur d’éventuels complices ou coauteurs des assassinats.
En mai 2019, un juge antiterroriste français est chargé de reprendre l’enquête. Une information judiciaire est ouverte pour « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle ».
6 décembre 2022 : les Kurdes demandent la fin de l' »impunité »
Près de dix ans après les meurtres, les investigations n’ont toujours pas abouti. « Triple assassinat des militantes kurdes à Paris : 10 ans d’infamie, ça suffit ! Levez le secret défense ! », exhorte le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), qui dit fédérer 26 associations de la diaspora kurde en France, dans un communiqué publié début décembre. Depuis le début de l’enquête, les avocats des parties civiles et les organisations kurdes appellent à déclassifier les éléments dont pourraient disposer les renseignements français sur cette affaire.
« En refusant de lever le secret défense, la France commet un déni de justice et entretient l’impunité d’un crime politique et terroriste, estime le CDK-F. La mort de l’assassin présumé, Omer Güney, n’y change rien, puisque les commanditaires sont toujours vivants. » Pour ce collectif, la responsabilité du président turc Recep Tayyip Erdogan dans le triple assassinat ne fait aucun doute. Le juge d’instruction chargé de l’enquête ouverte en 2019 a fait plusieurs demandes de levée du secret défense aux ministères de la Défense et de l’Intérieur français. Elles sont pour l’instant restées lettre morte.
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