Il faut imaginer une cité construite au milieu du désert. Tout ce dont on a besoin se trouve à moins de cinq minutes à pied. Pour s’y rendre, il n’y a qu’à déambuler au sein d’un immeuble ultramoderne d’une longueur inouïe, à peu près l’équivalent de la distance Paris-Honfleur en marchant. A l’intérieur pousse une végétation luxuriante. Des drones et des navettes autonomes y circulent. Enfin, le quotidien, de la gestion économique à la police, est assuré par des algorithmes dotés d’une intelligence artificielle.
Le projet urbanistique, baptisé « The Line », est largement promu depuis janvier 2021 par l’Arabie saoudite, mais il est en préparation depuis plusieurs années. Intégré à Neom, vaste campagne de construction lancée à l’automne 2017 dans toute la région de Tabuk, dans le nord-ouest du pays, il semble aussi futuriste qu’incertain. Pourtant, la progression des travaux est bien réelle, documentée par des images satellite consultées par franceinfo.
Neom est d’abord une entreprise, lancée par le prince Mohammed ben Salmane, trois mois après son arrivée au pouvoir. Son nom vient du grec « neo » (« nouveau »), allongé de la lettre m pour « mostaqbal » (« futur » en arabe). Son immense projet, outre The Line, rassemble Trojena, qui sera construite dans les montagnes et accueillera en 2029 les Jeux asiatiques d’hiver, et Oxagon, un projet de port flottant. Le tout financé par la manne pétrolière, pour un montant estimé à 500 milliards de dollars, et livré en 2030.
L’ampleur du projet The Line est dantesque. Cinq cent mètres de haut (une fois et demie la tour Eiffel), 200 mètres de large et 170 km de long, comme le mentionne le site officiel (contenu en anglais). Une « ville-immeuble » sans voiture où devraient loger, promet Neom, 1 milllion de personnes dès 2030, neuf millions, à terme, le toute fonctionnant grâce à des énergies 100% renouvelables. The Line devrait être entièrement automatisée et indépendante de la structure gouvernementale du pays. Elle vise zéro délinquance, grâce aux technologies les plus avancées (reconnaissance faciale, police prédictive, données biométriques…).
Lors d’une présentation en janvier 2022, dans une vidéo notamment publiée par le média officiel saoudien Al-Arabiya (contenu en arabe), le prince héritier, « MBS », a décrit The Line comme un contre-pied aux centres urbains classiques, avec leur béton, leurs routes et leur pollution. Une « révolution civilisationnelle » qui assure vouloir « placer l’homme au premier plan ».
Cependant, la ville aux 1 000 promesses n’est pas à un paradoxe près. A commencer par le recours, d’ici seulement sept ans, à des technologies encore balbutiantes. Le complexe se veut neutre en carbone, mais sera fait de verre, d’acier et de béton, des matériaux dont l’utilisation émet une grande quantité de CO2. Par ailleurs il inclura la construction d’un aéroport pour attirer le plus grand nombre. Quid de l’immense barrière physique que représentera The Line sur la route d’espèces d’oiseaux migrateurs ? La promesse de pouvoir traverser The Line en 20 minutes implique aussi une vitesse de transport de 510 km/h, sans compter les arrêts. De quoi faire naître de nombreux doutes sur le réalisme du projet.
Objectif luxe
Peu importe : les travaux pour mener à bien l’ensemble du projet urbain Neom ont déjà commencé, comme le montrent les images satellite analysées par franceinfo. Dès janvier 2019, la construction d’une première ville pour loger les ouvriers a été lancée. En novembre de la même année, une deuxième a suivi, 20 km plus à l’est. Deux ans plus tard, les centaines d’habitations en préfabriqué sont alignées de manière symétrique, numérotées, et flanquées d’un énorme logo de Neom sur le côté. La « Neom Community » dispose de son école, sa mosquée, ses terrains de foot, piscines, supermarchés. Une ville qu’il faudra d’ailleurs raser pour achever The Line, à en croire le tracé prévisionnel.
A quelques centaines de mètres, les travaux de terrassement de The Line ont aussi démarré. D’après les images satellite, les premiers mouvements remontent à janvier 2021. Depuis, des centaines d’engins creusent et déplacent des millions de mètres cubes de terre, créant de nouvelles collines de part et d’autre de la tranchée. La largeur n’atteint les 200 mètres prévus que sur une portion, mais les ouvriers s’affairent sur les trois quarts des 170 km du tracé prévisionnel. En octobre, des images filmées par un drone appartenant à un partenaire du projet montraient aussi des dizaines de camions et pelleteuses s’activer dans cette tâche pharaonique.
En attendant 2030 et la fin annoncée des travaux, plusieurs projets de plus petite envergure signés Neom sont déjà sortis de terre dans la région. Dès janvier 2018 a commencé la construction d’un immense complexe résidentiel pour la famille royale, sur les bords de la mer Rouge. On peut observer sur Google Maps huit villas, un golf, dix héliports et une base annexe pour le personnel et la sécurité.
Neom a par ailleurs annoncé, le 7 décembre, à grand renfort d’images de synthèse, le projet en cours sur Sindalah, une minuscule île de la mer Rouge située à moins de cinq kilomètres du continent, et destinée à accueillir de riches touristes. Ce territoire était encore vierge de toute présence humaine début 2019.
Comme le montrent les images satellite, des premiers baraquements sont progressivement apparus, et les travaux ont récemment nécessité de creuser dans la lagune et de construire plusieurs pontons, et ce, dans une zone où les fonds marins sont d’une richesse réputée. Les travaux sont aujourd’hui loin d’être terminés : des images amateur récentes montrent les grues encore en activité et les bateaux se relayer pour transporter le matériel depuis le continent, où une zone immense a aussi été investie.
Mais le fantasme de construire à partir d’une page blanche se heurte à plusieurs obstacles bien réels. Il y a le relief, accidenté sur un quart du tracé de The Line. Surtout, des habitants de la zone investie par les bulldozers s’opposent au projet. Pour construire, Neom a exproprié des membres de la tribu des Howeitat, qui s’étend dans toute la région de Tabuk. En octobre, la justice saoudienne a condamné à mort trois de ses représentants qui avaient participé à une manifestation en 2020 pour protester contre Neom, selon l’ONG ALQST for Human Rights (contenu en anglais). La même année, un opposant qui refusait l’expropriation a été tué par les forces saoudiennes dans des circonstances troubles, a détaillé Al-Jazeera (article en anglais).
Aujourd’hui, la machine Neom tourne à plein régime. Sur son site, des dizaines d’offres d’emploi sont postées. Neom s’adjoint les services de spécialistes occidentaux généreusement payés, d’après le Wall Street Journal (article en anglais pour les abonnés). Les filiales se mettent en place, dont celle dédiée à l’énergie, Enowa : à en croire les profils LinkedIn consultés par franceinfo, on y trouve déjà quelques Français, passés par EDF ou Engie. Les cadres de Neom étaient d’ailleurs en visite à Paris et Berlin en novembre pour tenter de convaincre des investisseurs européens de les rejoindre. L’édition parisienne n’aurait pas attiré grand monde, d’après le média spécialisé Intelligence Online. En Allemagne, Neom a annoncé investir 175 millions de dollars dans Volocopter, société qui développe des taxis volants.
D’après le Wall Street Journal (article en anglais pour les abonnés), plusieurs employés occidentaux ont finalement quitté le navire, face à un management jugé problématique, une pression démesurée et des demandes irréalisables. Dans le même temps, Neom inonde les réseaux sociaux de publicités pour vendre sa vision du futur.