Après huit mois de conflit dans la bande de Gaza, le traumatisme psychologique de la guerre « est ancré dans l’ADN des Palestiniens »
18 juin 2024« Mentalement, nous sommes détruits. » En quatre mots, Khitam al-Kurd résume les conséquences psychologiques de huit mois de guerre sur les habitants de la bande de Gaza. Cette Palestinienne de 31 ans est arrivée en France en février, pour faire soigner son fils de 3 ans. « Quand je dors, je ne fais que des cauchemars », raconte la réfugiée, qui a dû laisser ses deux aînés dans l’enclave palestinienne.
Comme elle, des centaines de milliers de Gazaouis montrent des signes de traumatisme, après des mois de crise humanitaire et d’opérations militaires qui ont fait plus de 37 300 morts, selon le bilan établi lundi 17 juin par le ministère de la Santé du gouvernement de Gaza, territoire contrôlé par le Hamas. « Ce que nous voyons ne relève pas des troubles du stress post-traumatique (TSPT), car nous ne sommes pas dans la phase ‘d’après' », souligne Jesus Miguel Perez Cazorla, coordinateur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sur la santé mentale dans la bande de Gaza. « Le traumatisme que vivent ces personnes est en cours. »
Les TSPT sont par exemple observés chez des soldats de retour du front, qui réagissent à des bruits forts leur rappelant les explosions des bombes, alors que « la menace est imaginaire », précise Samah Jabr, psychiatre à Jérusalem-Est et cheffe des services de santé mentale en Cisjordanie occupée. « Dans le cas des Gazaouis, les symptômes comme l’hypervigilance ne sont pas une réaction inadaptée à des stimuli extérieurs : c’est nécessaire pour survivre, car la menace est partout », insiste-t-elle.
Une « destruction psychologique totale »
Depuis le mois d’octobre, tous les Gazaouis ont été exposés à la violence et au stress des déplacements forcés. L’hôpital européen de Gaza, où interviennent des équipes du CICR, abrite « depuis des mois » des familles « déplacées à de multiples reprises ». « Ce n’est pas un environnement sain, entourés d’urgences médicales, de sirènes, de bruits d’explosions, déplore l’organisation auprès de franceinfo. Nous voyons de nombreux patients qui souffrent de dépression et d’anxiété, face à la peur de ce que leur réserve l’avenir. »
Les enfants, en particulier, « ont perdu tout sentiment de sécurité », constate Alexandra Saieh, directrice du plaidoyer chez Save the Children. En 2022, l’ONG a publié un rapport révélant que quatre mineurs sur cinq dans l’enclave palestinienne souffraient de dépression, de troubles du sommeil ou de stress, après quinze ans de blocus et d’épisodes répétés de violences. Depuis octobre, la situation s’est encore dégradée. « Une mère nous a parlé de la destruction psychologique totale de son enfant », détaille Alexandra Saieh.
« Les jeunes Gazaouis voient des choses qu’aucun enfant ne devrait voir : leurs frères et sœurs mutilés, leurs parents tués… Ils sont désormais plus de 17 000 à être orphelins d’au moins un parent. »
L’ONG évoque des enfants qui sont « trop traumatisés » pour « parler ou manger », ou sont assaillis par les cauchemars. « Leurs parents nous disent qu’ils ne peuvent plus se projeter dans l’avenir : un adolescent qui voulait devenir ingénieur, comme son père, espère désormais juste trouver un métier pour se nourrir, poursuit Alexandra Saieh. Ces jeunes sont passés en mode ‘survie’. »
Les adultes sont également affectés. « On m’a rapporté le cas d’un imam gazaoui, habitué à s’exprimer en public, qui est désormais muet. Ce qui se passe est indescriptible, indicible », relate Samah Jabr. Jesus Miguel Perez Cazorla, qui travaille à l’hôpital européen de Gaza, décrit des patients en « hypervigilance », un état permanent de qui-vive qui « les fatigue physiquement et mentalement ». Partout sur le territoire, des Palestiniens sont traités pour des blessures, des amputations ou des brûlures graves. « En temps normal, ils auraient besoin d’un soutien psychologique pour faire face à cette nouvelle réalité », explique le médecin du CICR.
Des soins presque impossibles à prodiguer en ce moment. « De nombreux centres ont subi des dégâts, et sont inutilisables, détaille le CICR. Les consultations, évaluations et sessions de soutien requièrent une certaine intimité, difficile à trouver actuellement à Gaza », en particulier dans le sud de l’enclave, où plusieurs centaines de milliers de déplacés sont massés.
« Il n’y a aucun endroit à Gaza où l’on est en sécurité. Dans ces conditions, il est impossible de fournir un soutien psychologique. »
Samah Jabr, psychiatre palestinienneà franceinfo
« Les soignants eux-mêmes sont affectés », rappelle Samah Jabr. Avant cette guerre, le territoire palestinien a déjà connu plusieurs conflits. La psychiatre avait alors accompagné plusieurs médecins urgentistes travaillant sur place. « Certains avaient des idées suicidaires après des bombardements massifs, se remémore-t-elle. J’ignore dans quel état ils se trouvent aujourd’hui. »
Un traumatisme collectif au-delà des frontières
Ceux qui ont pu fuir Gaza ne vont pas mieux. « Depuis que je suis arrivée en France, je vois un psychiatre. On me l’a conseillé car je suis une maman déracinée », raconte Raja Abu Mahadi, une veuve de 46 ans réfugiée près de Paris. Elle est arrivée en décembre avec son fils Asef, qui nécessite des soins après une amputation de la jambe droite. Nuit après nuit, le garçon de 12 ans « fait toujours le même cauchemar ». « Je revis le moment où j’ai perdu ma jambe » dans une frappe israélienne, confie-t-il. Les cinq autres enfants de Raja Abu Mahadi sont toujours à Gaza, sous les bombes. « Je vis sous le stress, la pression permanente de perdre mes enfants », témoigne-t-elle.
« Je suis tellement stressée qu’il m’arrive de faire des malaises, de perdre conscience. Il faut évacuer mes autres enfants avant que je devienne folle. »
En Cisjordanie occupée aussi, les Palestiniens souffrent des conséquences du conflit. Samah Jabr y traite « plusieurs femmes enceintes ou en post-partum, qui ressentent une culpabilité profonde d’amener des enfants dans ce monde ». Mais aussi « des jeunes qui ont arrêté de manger après avoir vu des images de pain tâché de sang » à Gaza.
La souffrance des Palestiniens dépasse « les catégories habituellement utilisées dans la psychiatrie occidentale », affirme la psychiatre. Elle préfère un mot arabe, souvent employé par ses concitoyens pour décrire leur situation : « qahr ». « C’est difficile à traduire, mais ça exprime la rage, la frustration, le sentiment d’abandon causés par une injustice et une oppression extrêmes. »
Au-delà des traumatismes individuels, les décennies de conflit « ont abîmé le tissu social palestinien », analyse encore la médecin. La guerre a des conséquences « sur les relations entre les gens, leurs systèmes de croyances et de valeurs, leur vision du reste du monde, liste-t-elle. Le droit international ne s’applique pas à eux, donc ils n’y croient plus. »
« Depuis des mois, on voit des enfants tués chaque jour. Fin mai, nous avons même vu des images d’un bébé décapité » après une frappe israélienne qui a fait une quarantaine de morts dans un camp de déplacés à Rafah, abonde Alexandra Saieh. « Personne ne peut prétendre ne pas savoir ce qui se passe à Gaza, s’emporte-t-elle. Lorsque des responsables continuent de dire qu’aucune ‘ligne rouge’ n’a été franchie par l’armée israélienne [comme l’a fait la Maison Blanche lors d’un point-presse fin mai], le message que reçoivent les Palestiniens à Gaza et ailleurs, c’est que leurs vies ne comptent pas ».
« Plusieurs générations seront affectées »
« En réalité, nous n’avons aucune idée de l’impact qu’aura cette violence sur la santé mentale des Palestiniens », estime Samah Jabr. Même si Israël et le Hamas parviennent enfin à un cessez-le-feu, « plusieurs générations seront affectées par ce qui se produit en ce moment à Gaza », juge la psychiatre. Face aux traumatismes psychologiques, « certains parents deviennent surprotecteurs, et d’autres très détachés de leurs enfants ». Des comportements qui ont des conséquences sur la santé mentale des plus jeunes.
« On sait aussi que des niveaux très élevés de stress peuvent changer la biochimie du corps et se transmettre aux enfants par les gênes », poursuit Samah Jabr. Ce traumatisme intergénérationnel a déjà été observé chez des descendants de survivants de la Shoah, selon une étude américaine citée par le Washington Post.
L’ONG Save the Children dit avoir constaté cette « transmission du traumatisme » dans « tous les territoires palestiniens occupés ». « Toutes les générations de Palestiniens ont souffert d’escalades de violences récurrentes », rappelle Alexandra Saieh. « Aujourd’hui, le traumatisme de la guerre est ancré dans l’ADN des Palestiniens, confirme Khitam al-Kurd. Nous avons presque l’habitude de la guerre. »
« Mon grand-père a été expulsé de son village de Bayt Tima pendant la Nakba. Mon père a connu la guerre. Ma génération est celle qui en a connu le plus. Mes enfants connaissent la guerre. C’est devenu comme un héritage. »
Khitam al-Kurd, réfugiée palestinienneà franceinfo
Si la fin du conflit dans la bande de Gaza semble encore loin de se dessiner, elle devra s’accompagner « d’une réponse globale », incluant du soutien psychologique et des activités psychosociales, estime Alexandra Saieh. « Il faudra des activités en groupe pour faire face à ce traumatisme collectif : les gens se sentent moins démunis lorsqu’ils reçoivent de l’aide mais peuvent aussi en apporter aux autres », relève également Samah Jabr.
Un autre pilier de la reconstruction des Gazaouis sera « la justice », assure la psychiatre palestinienne. « Il faut qu’Israël soit tenu pour responsable, tout comme la communauté internationale qui est restée silencieuse », martèle-t-elle. « Si on ne reconstruit pas la confiance [des Palestiniens] envers le reste du monde et le droit international, si on ne leur redonne pas un sentiment de solidarité internationale, cela entraînera encore plus de désespoir, avertit Samah Jabr. En cas d’impunité, le traumatisme des Palestiniens sera plus profond, et plus difficile à traiter. »