«Israël a scellé sans le vouloir la gloire du martyre de Yahya Sinwar»

«Israël a scellé sans le vouloir la gloire du martyre de Yahya Sinwar»

24 octobre 2024 Non Par LA RÉDACTION

FIGAROVOX/TRIBUNE – En exhibant la mort de Yahya Sinwar sur les réseaux sociaux, Israël a fait une erreur stratégique qui n’a fait que mythifier l’ancien chef du Hamas, estiment le spécialiste du Moyen-Orient, Anthony Trad, et le docteur en sciences politiques, Sébastien Boussois.

«En diffusant ces images, Israël a offert à© Mohammed Salem / REUTERS

Anthony Trad est spécialiste du Moyen-Orient. Sébastien Boussois est docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales à l’IHECS (Bruxelles), associé au CNAM Paris (Équipe Sécurité Défense), à l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée (IEGA Paris), et à l’Observatoire Géostratégique de Genève (Suisse).

La diffusion récente des images de la mort de Yahya Sinwar, chef du Hamas depuis le 6 août, filmée par un drone israélien, en met certains mal à l’aise, en fait jubiler d’autres. Depuis plusieurs années, les médias se nourrissent de ces images chocs, les faisant tourner en boucle et captant ainsi avidement notre attention comme hypnotisé. Mais qu’entend Israël en diffusant de manière virale l’image de son trophée, la tête explosée, le bras ballant et amputé d’un doigt ? Au-delà de rendre la pareille au Hamas, il s’agit de prouver définitivement la mort de l’ennemi numéro un. Il y a là un message clair de revanche : «Vous avez filmé nos victimes dans le kibboutz et durant la rave party lors des atrocités du 7 octobre, nous allons en faire de même, et vous montrer le sort réservé à nos détracteurs». Mais est-ce réellement judicieux ?

Si pour Israël, il s’agit non seulement d’une démonstration de force, mais aussi d’une réponse symbolique aux actes perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, pour les groupes comme le Hamas ou le Hezbollah, mourir en martyr est l’aboutissement ultime, une consécration de la vie. En diffusant ces images de Sinwar mourant, Israël a peut-être quelque part renforcé son statut de martyr, cristallisant la figure, et inspirant de futures recrues prêtes à suivre son exemple.

Sinwar, comme Nasrallah ne dérogent pas à la règle, pas plus ou pas moins d’ailleurs qu’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Daesh, éliminé par les forces spéciales américaines, à Barisha, en Syrie, ou Oussama Ben Laden, éliminé par les Américains à Abbottabad, au Pakistan, rejoignant donc la longue liste de leaders islamistes dont la mort a été exposée par leurs ennemis. Ils sont morts en martyrs et bien vivants dans la mémoire des combattants d’aujourd’hui. Comme si pour déjouer les théories complotistes prêtes à surgir de nulle part pour se diffuser partout sur la planète, les responsables politiques ou militaires nous fournissent désormais les preuves visuelles. Sauf pour Ben Laden certes ou Ismaël Haniyeh, l’ancien chef du Hamas, tué à Téhéran le 31 juillet dernier.

Israël, en filmant la mort en direct de Yahya Sinwar, signe sa vengeance après des mois de traque. Netanyahou avait fait de son élimination une affaire personnelle, cherchant à se rattraper de sa responsabilité politique flagrante dans les attaques du Hamas le 7 octobre 2023 orchestrées par le Hamas et par son chef. Les réseaux sociaux se sont rapidement emparés des images montrant les derniers instants de Sinwar. Avant de rendre son dernier souffle, amputé d’un bras, Sinwar, apercevant la caméra du drone, lance un sabre en direction de l’objectif, dans un ultime geste. Ce mouvement, loin d’être perçu comme une faiblesse, renforce son image de combattant déterminé. Ce geste théâtral, presque calculé, apparaît comme une déclaration visuelle de «martyrdom», conscient que ces images feraient rapidement le tour du monde. En diffusant ces images, Israël a offert à Sinwar une aura de combattant, renforçant le mythe de la résistance, alimentant une dynamique de martyr que ses ennemis transformeront en arme de recrutement.

Curieusement, depuis des mois, on savait le chef du Hamas terré au fin fond des tunnels construits par les combattants du Hamas. Beaucoup de rumeurs circulaient : notamment sur la difficulté pour Tsahal de le confondre et l’éliminer au prétexte qu’il dormait entouré d’otages avec un bébé sur le ventre – servant de boucliers humains. En réalité, il est fort probable que Sinwar ait choisi sciemment de se montrer, entouré seulement de deux gardes du corps, sans otages ni protection, non par imprudence, mais par stratégie. On sait même aujourd’hui qu’une exfiltration lui avait été proposée vers l’Égypte mais qu’il avait refusé, considérant Gaza comme sa terre qu’il ne quitterait jamais.

Conscient de la fin qui approchait, il anticipait sans doute qu’Israël diffuserait des images ou des preuves de sa mort, étant donné son rôle en tant que chef du Hamas. En se présentant assis dans un fauteuil, avec son keffieh au visage, tel un simple soldat de Dieu, dépourvu de toute protection, Sinwar a pris soin de façonner son propre récit posthume. Il s’est ainsi construit l’image d’un martyr tombé aux côtés de ses hommes, un combattant ordinaire tombant au champ d’honneur. Cette mise en scène probablement calculée lui a offert un avantage stratégique sur Netanyahou, en s’assurant que son image résonnerait comme celle d’un héros de la résistance, alors qu’Israël pensait signer son propre triomphe. Sur le long terme, c’est peut-être lui, finalement, qui a remporté la bataille idéologique et médiatique. Il est évident que sa mort a déjà déclenché de nouvelles vocations et que des jeunes combattants sont désormais armés mentalement pour le venger, mais aussi pour perpétuer sa mémoire, et continuer à combattre coûte que coûte Israël.

Le Figaro