27 août 1977: Révolte des femmes du marché de Conakry, en Guinée

27 août 1977: Révolte des femmes du marché de Conakry, en Guinée

27 août 2024 Non Par Doura

La révolte des femmes du marché de Conakry, une contestation inusitée, incite le gouvernement guinéen à adopter des réformes. Le régime met notamment de l’avant des mesures visant à libéraliser l’économie, en plus de normaliser ses relations avec la France.

Après l’indépendance, en 1958, le président Ahmed Sékou Touré adopte un modèle socialiste. Il rejette l’influence française et établit des liens étroits avec l’Union soviétique (URSS). Au cours des années 1960, il s’éloigne de la France, puis de l’URSS, avant d’entreprendre une expérience collectiviste s’inspirant de la Chine maoïste. Celle-ci s’avère un échec, poussant des centaines de milliers de Guinéens à l’exode. Sékou Touré se radicalise après des tentatives de coup contre lui, notamment l’invasion portugaise ratée de 1970. Il raffermit son emprise sur le pouvoir en lançant une campagne de répression contre ses adversaires politiques, particulièrement ceux de l’ethnie Fulani. En 1975, il prohibe tout commerce privé, une mesure qui est à l’origine de la révolte des femmes du marché de Conakry, en 1977. Celle-ci débute en mars, à la suite d’un décret prévoyant que tous les produits agricoles doivent être livrés par des coopératives d’État. En réaction, les femmes forment des comités pour mobiliser la population contre la cherté des produits alimentaires et l’instabilité économique.

Tout est parti de l’interdiction par Sekou Touré en 1975 de tout commerce privé. Une police économique chargée de réprimer toute tentative de commerce privé est créé à cet effet.

Au mois de mars 1977, Sekou Touré signe un décret prévoyant que tous les produits agricoles doivent être livrés par des coopératives d’État. La cherté de vie était de trop surtout pour ces femmes qui avaient à la fois maris et enfants à nourrir. Des comités de femmes sont ainsi créés pour protester contre la cherté des denrées de première nécessité.

Tout commença à N’Zérékoré. Les agents de la police économique sont arrivés un matin au marché avec l’intention de faire respecter la décision d’interdiction du commerce privé. La première marchande menacée de la saisie de son maigre étalage s’insurge contre l’agissement de ces agents. Elle appelle ses compagnes à la rescousse, réclamant la liberté et le bien-être plutôt que l’esclavage et la misère. Elle est entendue et réussit à mobiliser une petite foule pour la soutenir. Les miliciens, surpris par la violence de la réaction de ces femmes, doivent se replier, laissant sur le terrain deux morts et plusieurs blessés gravement atteints.

Enhardies par leur victoire, les commerçantes décidèrent alors de marcher sur les résidences du gouverneur et du ministre du Développement rural de la région. Appuyées par la population de N’Zérékoré et des localités proches, les femmes obligent le gouverneur à prendre la fuite dans la forêt voisine et le ministre à se réfugier dans l’enceinte du camp militaire de la ville.

Sékou Touré, décidé à rétablir l’ordre à tout prix, et qui ne songe nullement, bien entendu, à modifier sa politique économique, dépêche bientôt plusieurs unités de l’armée pour mater la rébellion ; mais l’armée refuse de faire usage de ses armes contre les femmes. Treize des militaires qui avaient refusé de tirer seront fusillés dès leur retour à Conakry, pour incitation de leurs camarades à la révolte. Entre temps, le soulèvement fait tache d’huile. Le mouvement, avec encore plus de violence, embrase Macenta, Guéckédou, Kissidougou, Beyla, jusqu’à atteindre une partie de la Haute-Guinée, notamment Kankan, deuxième ville du pays.

… Les incidents devaient fatalement toucher Conakry. C’est au marché M’Balia, actuel marché Madina, qu’ils éclatent au matin du 27 août 1977. Un élément de la police économique tente de retirer des pagnes que camouflait Saran Camara, une vendeuse du marché Mbalia. La femme a été brutalisée avec son bébé au dos. Déjà excédée de n’avoir pas trouvé au marché de quoi nourrir sa famille, la femme crie au secours. Les vendeuses se précipitent au secours de la ménagère et d’autres policiers viennent prêter main forte à leur collègue. Rapidement submergés par le nombre, les policiers doivent abandonner le terrain.

Les femmes vont affronter vaillamment l’armée et l’obliger à battre en retraite. Des centaines d’entre elles sont arrêtées et enfermées. Elles marchent sur les postes de police, qu’elles saccagent de fond en comble, ainsi que sur le siège central de la police économique.

Le lendemain de cette journée chaude, Sékou Touré donne un meeting au Palais du peuple pour essayer de calmer la situation.

Arrivé dans la salle avec tout son état-major, lorsque le grand Silly (surnom de Sékou Touré) prend la parole, il est immédiatement hué par les femmes. Il a commencé par ses slogans habituels « pour la révolution », les femmes ont répondu « à bas », il a dit « vive le peuple de Guinée », les femmes ont répondu en concert “nous ne sommes pas ici pour ça”.

Elles le traitent d’aventurier et d’assassin. Elles disent qu’elles vont lui enlever son pantalon pour lui en faire un chapeau. Et puis elles se sont mises à chanter en chœur une chanson improvisée en soussou : « Vingt ans de crimes c’est assez. Tu dois t’en aller ».

Elles se sont ruées pour en découdre avec lui. Devant l’imminence du danger, les proches de Sékou Touré le feront sortir par le sous-sol. L’armée tire à balles réelles sur la foule de femmes laissant des morts sur le carreau. Des dizaines de femmes sont arrêtées, violées et seront exécutées plus tard. Les femmes sont désormais décidées plus que jamais à marcher sur la présidence pour en découdre avec Sékou Touré.

A l’aube du lundi 29 août, une nouvelle marche se forme, en direction de la présidence. D’habitude, pour aller au palais rencontrer le président Sékou Touré, tout le monde s’habillait en blanc ; ce jour-là, les femmes étaient en haillons, les hanches bien attachées avec leurs foulards, prêtes à mourir ou à mettre fin à la souffrance de tout un peuple. Au passage, les manifestantes tentent en vain de délivrer leurs compagnes arrêtées la veille, qu’elles croient internées au camp Boiro.

Elles drainent maintenant dans leur sillage tout ce que la capitale compte de femmes. C’est une scène tellement ahurissante que de voir ces dix ou quinze mille manifestantes en colère dans les rues de Conakry que les militaires du camp Samory, devant lequel elles passent, ne tentent pas de les arrêter.

Plus loin, à la hauteur du marché central, Toya Condé a fait barrer la grande artère qui mène à la présidence par un peloton de chars. Les femmes reçoivent l’ultimatum de ne pas franchir le peloton. Une épaisse ligne rouge a été tracée sur toute la largeur de la voie. Quiconque la franchira sera abattu sans sommation. Ces mesures ne devaient pourtant pas entamer la détermination des femmes.

Les femmes, une fois de plus, vont manifester un courage inouï : elles passent outre l’ultimatum et continuent leur progression vers la présidence. Elles n’iront pas loin. A 200 mètres de là, l’armée tire dans le tas. On ne saura jamais le nombre exact des victimes du 29 août.

Sekou Touré dira devant les femmes qui étaient venues jusqu’au palais présidentiel « A bas la Police Economique, vive les femmes de Guinée ».

La révolte, à Conakry, a été enfin matée et Sékou Touré règne toujours sur la Guinée. Mais dans quel état ? Pendant dix jours, il va rester terré, sans oser apparaître en public, sans manifester sa présence, ne serait-ce que par le canal d’un message radiodiffusé, au grand dam des observateurs étrangers. Certaines rumeurs font état de son suicide. En fait, s’il ne s’est pas suicidé, quelque chose s’est brisé en Sékou Touré.

Le fils chéri de l’Afrique, comme il aime se faire surnommer, n’est d’ailleurs pas encore certain d’en avoir terminé avec ces matrones qui lui ont infligé la plus grande humiliation de sa longue carrière politique. On l’informe qu’à l’exemple de Conakry, Kindia, troisième ville du pays, s’est à son tour soulevée contre l’autorité, ainsi que Forécariah, qui tiendra onze jours contre la force armée, et le centre minier de Fria, où les femmes se sont emparées du poste de police pour en délivrer tous les prisonniers. La révolte des femmes va se prolonger, sporadiquement, jusqu’au 7 septembre, touchant une trentaine de villes et de bourgades.

Sékou Touré est pris de panique, il se terre et on ne l’entend plus, il craint l’imminence d’un coup d’Etat après le massacre des femmes. Il n’a pas tort car choqués par le massacre des femmes, de nombreux officiers sont allés rencontrer le général Toya Condé pour lui demander de lâcher Sékou Touré et de prendre le pouvoir. Fidèle parmi les fidèles de Sékou Touré, Toya va plutôt dénoncer ces officiers et les enfermer au sinistre camp Boiro.

Sékou Touré va prendre peur devant la colère des femmes et va revenir sur le décret qu’il avait pris. Il va sanctionner sa milice économique et reconnaître que les femmes avaient eu raison de manifester. Confronté à la révolte des femmes, le président Sékou Touré capitule et légalise le petit commerce. Les femmes ont gagné. Elles sont les seules à avoir réussi à faire plier Sékou Touré aka le grand Silly. Mais elles ont payé le lourd tribut. De nombreuses femmes, essentiellement de petites commerçantes furent assassinées ; d’autres arrêtées et incarcérées au sinistre camp Boiro où elles furent torturées et violées.

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