Le football est arrivé en Amérique » : comment Pelé a téléporté les New York Cosmos dans une autre galaxie

Le football est arrivé en Amérique » : comment Pelé a téléporté les New York Cosmos dans une autre galaxie

30 décembre 2022 Non Par LA RÉDACTION

 

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L'attaquant brésilien Pelé marque un but, sous les couleurs du New York Cosmos, face aux Tampa Bay Rowdies, au Giants Stadium (New Jersey, Etats-Unis), le 19 juin 1977. (DIAMOND IMAGES / DIAMOND IMAGES)
Alors que le monde du foot pleure la mort de Pelé, franceinfo revient sur l’incroyable passage du Brésilien au New York Cosmos, de 1975 à 1977.

Oubliez tous vos clichés sur les équipes galactiques, telles que le PSG actuel ou le Real Madrid du début des années 2000. Avant l’arrivée de Pelé en 1975, le New York Cosmos du milieu des années 1970 ne représentait pas grand-chose à l’échelle du foot. Une équipe d’amateurs, qui « attirait moins de monde que les films pornos diffusés dans les cinémas de la 8e avenue », pour reprendre les termes vachards du gardien de l’équipe, Shep Messing, au Guardian*. Pour faire court, le Loser FC avec un chimpanzé pour mascotte qui se fait pipi dessus en conférence de presse et, comme unique fait d’armes, un gardien qui accorde des photos nues très, très crues à un magazine.

Pourtant, de l’argent, il y en a au Cosmos, propriété des studios Warner, alors dirigés par le tout-puissant Steve Ross, crinière blanche rabattue vers l’arrière, bronzé 365 jours par an et éternel sourire Ultra Brite. Le genre d’homme qui transforme le plomb en or et qui sent les coups avant tout le monde. Parmi ses proches, on murmure qu’« il a le numéro de téléphone de Dieu ». Quand Ross décide de faire du soccer un sport majeur outre-Atlantique en 1971 en créant une équipe à New York, personne n’y croit. Après des débuts laborieux, il décide d’aller débaucher l’unique footballeur dont l’Américain moyen a déjà entendu parler : Pelé, dont le monde du football pleure la mort, à 82 ans, depuis jeudi soir.

Pelé, maître-chanteur

Problème : le « Roi » est « fatigué » à l’époque, comme il se décrit lui-même dans son autobiographie. Marre des déplacements, plus la force psychologique pour un nouveau défi. « O Rei » a pris sa retraite internationale en 1971, sa retraite tout court trois ans plus tard. Dépêché aux frais de la Warner, Clive Toye, le manager du club, l’accoste en Jamaïque, à Francfort, à Rome, à Bruxelles. « Environ 300 000 miles et quatre ans d’effort », résume Toye. Au début, Pelé, n’écoute pas. « Je ne porterai aucun autre maillot que celui de Santos, mon club de toujours. » Quelques revers de fortune et des placements douteux affaiblissent sa détermination.

C’est à Bruxelles, en 1975, que Toye arrache un accord de principe avec Pelé, griffonné sur le papier à en-tête d’un motel et conservé comme une relique dans un musée* anglais. Pour la petite histoire, le manager général a fait signer le plus grand joueur de tous les temps alors que le légendaire n°10 brésilien était en caleçon, après lui avoir trouvé une femme de chambre pour recoudre son pantalon qui venait de craquer, raconte le journaliste Gavin Newsham dans son livre Once in a lifetime, The incredible story of the New York Cosmos*. L’argument qui fait mouche : « Si vous jouez pour le Real Madrid, vous pourrez peut-être conquérir un titre en championnat. Mais si vous jouez pour New York, vous pourrez conquérir un pays tout entier. »

Pelé se sait en position de force. La Warner met sur le coup son avocat, Norman Samnick… plus habitué aux contrats hollywoodiens.

« Je finalisais les contrats avec Robert Redford et Dustin Hoffman pour le film ‘Les Hommes du président’, lorsque Steve Ross m’a appelé et m’a dit que je devais aller au Brésil pour signer un joueur de football nommé Pelé. »

Norman Samnick

Dans le livre « Once in a lifetime, The incredible story of the New York Cosmos »

L’histoire ne dit pas si les futurs interprètes des journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein étaient aussi durs en affaire que le triple vainqueur de la Coupe du monde. Au bout de la nuit, le meilleur footballeur du monde signe un contrat… de chanteur aux conditions fiscales avantageuses, pour 4,7 millions de dollars sur trois ans. On aurait pu ajouter « acteur » sur son contrat. Steven Spielberg le courtisera en effet pour tourner un film où Pelé devait taquiner le cuir sur la Lune… qui ne se fera jamais. N’empêche : il devient le sportif le mieux payé de la planète, de très loin. Le plus haut salaire de MLB, la ligue américaine de base-ball, touche vingt fois moins.

Une étoile dans le Cosmos

Reste un dernier hic : hors de question pour la junte au pouvoir au Brésil de laisser filer un joyau national. « A l’époque, mon père travaillait au cabinet de Nelson Rockefeller, vice-président des Etats-Unis, raconte à franceinfo Steve Marshall, responsable des déplacements de l’équipe. Quand il a fait passer le mot à Rockefeller qu’il faudrait mettre la pression sur son homologue brésilien pour laisser partir un footballeur, il lui a rétorqué : ‘Et vous croyez que je n’ai que ça à faire ?’ Finalement, on est passés par Henry Kissinger [secrétaire d’Etat à l’époque, soit l’équivalent du ministre des Affaires étrangères] qui était mordu de foot. Lui ne s’est pas fait prier pour peser de tout son poids pour amener Pelé aux Etats-Unis. »

La rumeur bruisse. Dans les rédactions, d’abord. Le Rochester Times-Union* croit à un coup marketing. Les joueurs du Cosmos sont tout aussi incrédules. « On avait entendu parler d’une grosse signature, mais on s’attendait plus à un vétéran anglais de la Coupe du monde 1966 », confie à franceinfo Tony Picciano, rugueux défenseur de l’équipe. Le tabloïd New York Daily News vend la mèche. « Pour la première fois, un de mes papiers s’est retrouvé en dernière page, pas enterré à côté des pubs d’implants capillaires au milieu du journal », sourit le journaliste David Hirshey sur ESPN*. 

Le footballeur Pelé, alors au New York Cosmos, et le quarterback des New York Jets Joe Namath échangent les ballons de leurs sports respectifs, à New York, le 5 août 1975. (RAY HOWARD/AP/SIPA / AP)

La présentation du joueur est organisée dans un des lieux les plus selects de la Grosse Pomme : le Club 21. Capacité théorique de la Hunt Room, théâtre de la conférence de presse, 143 personnes. Nombre de journalistes entassés : 400, et encore, on a mis les derniers arrivés à la porte. Pelé arrive tout sourire avec deux heures de retard. Le temps pour lui de bredouiller une phrase, entrée dans la légende : « Le football est arrivé en Amérique. » La folle aventure du Cosmos pouvait débuter. « Ça a été Woodstock pendant dix ans, décrit Steve Marshall. On a fait la fête comme des stars du rock. »

Dans la cour des grands

Modeste club d’un sport de troisième zone, le Cosmos devient le centre du monde. Les effectifs du club passent de 5 à 50 personnes en quelques heures. Les buffets servis à la presse traduisent cette montée en gamme : finis les hot-dogs, place au caviar et au champagne. Le maillot sera bientôt dessiné par Ralph Lauren et Bugs Bunny remplacera le chimpanzé incontinent comme mascotte du club. « J’aurais du mal à vous raconter précisément ce moment, s’amuse Clive Toye. Il fallait que j’imprime toujours plus de billets, répondre à toujours plus de sponsors, m’occuper de tout. Je dormais trois heures par nuit. Je ne me rappelle plus du tout du premier match. » Tony Picciano, lui, n’oubliera jamais. « C’était mon anniversaire, la fête des pères et mon premier match en pro avec Pelé dans mon équipe. »

Le match se déroule dans le stade de Randall’s Island, que les gens du cru ne surnomment pas « Vandal Island » pour rien : situé sous un pont autoroutier, c’est le rendez-vous des toxicos et des ivrognes. Avant chaque match, il faut enlever le verre brisé qui jonche la pelouse. Enfin, peut-on vraiment parler de pelouse ? « Il y avait plus d’herbe au cœur de Manhattan que sur ce terrain moisi », rigole Tony Picciano.

« Le patron avait fait peindre la terre avec de la peinture verte, pour ne pas être humilié en mondovision, le match était télévisé dans tout le pays. »

Tony Picciano

à franceinfo

Environ 22 500 personnes ont pris place dans les gradins dont Robert Redford, qui a imposé une interruption du tournage des Hommes du président pour l’occasion. A la pause, c’est un Pelé paniqué qui va voir son entraîneur et lui annonce son intention de rompre son contrat. « Mes jambes sont mon outil de travail, et j’ai attrapé un champignon sur votre terrain. » Il mettra quelques minutes à comprendre que ses genoux sont simplement recouverts de peinture verte. Pour la petite histoire, les téléspectateurs louperont les deux buts de Pelé en raison de coupures pub intempestives…

La suite des aventures de Pelé en Amérique, c’est surtout des histoires de mouvements de foule. Dans la rue d’abord. « Il vivait dans un gratte-ciel de Manhattan, mais comme il était devenu pote avec John Lennon et Mohamed Ali, le simple fait d’aller d’un endroit à un autre tournait au casse-tête, sourit David Kilpatrick, historien du club. Certains, au club, avaient fini par appeler ses retards le ‘Pelé time’. »

Jamais ou presque Pelé ne refuse un autographe, une photo, une poignée de main. Y compris au sein du club. « On le prenait en photo à l’entraînement », reconnaît le gardien Shep Messing. Même Mick Jagger jouait les groupies et s’est, un jour, fait éconduire des vestiaires par le coach au son d’un « Virez-moi ce camé ! » entré dans la légende.  

Pelé tente d'initier au football le président des Etats-Unis, Gerald Ford, sur la pelouse de Maison Blanche, le 28 juin 1975, à Washington (Etats-Unis). (BETTMANN / BETTMANN)

En ville, son arrivée au siège new-yorkais de la Warner provoque une émeute. Tant et si bien que Robert Redford est tout surpris d’entrer incognito chez son employeur : « Personne ne m’a remarqué, ça n’arrive jamais ! » lance-t-il à Pelé, qu’il retrouve dans l’ascenseur, raconte avec gourmandise le Brésilien dans son autobiographie. Obligé contractuellement à assister à des matchs de base-ball – alors que ce sport l’endormait en quelques minutes – Pelé doit être exfiltré des tribunes des Mets quand la foule repère sa présence.

Pour les matchs à l’extérieur, le problème est décuplé. « La police calibrait rarement son dispositif correctement », regrette Tom Werblin, directeur marketing du club. Comme à Boston, pour le second match de Pelé : « Les Minutemen avaient vendu 20 000 tickets pour 12 500 places, se souvient avec effroi Clive Toye. Les gens s’entassaient au bord du terrain. Si un joueur voulait effectuer une touche, il fallait qu’il demande à la foule de s’écarter. »

Pelé, gentleman footballeur

Quand le Cosmos franchit l’Atlantique pour une tournée internationale, chaque rencontre se transforme en match de gala. Comme à Paris, au Parc des Princes, en septembre 1976, où Mireille Mathieu est dépêchée pour chanter avant le coup d’envoi d’un PSG-Cosmos qui n’a curieusement pas attiré les foules. A peine 18 000 spectateurs dans les travées du stade. En revanche, la tribune de presse est pleine à craquer. « On était dans le même hôtel que les joueurs du Cosmos, raconte le milieu du PSG Lionel Justier, qui marquera à la culotte Pelé pendant toute la rencontre. L’ascenseur arrive au rez-de-chaussée, les portes s’ouvrent et là c’est une cavalcade, une explosion de flashs dans tous les sens avant que la meute de journalistes se rende compte que ce n’était pas Pelé, ni le Cosmos. »

La chanteuse Mireille Mathieu s'apprêtant à donner le coup d'envoi du match PSG-Cosmos, entre Pelé et le joueur parisien Jacky Novi, le 14 septembre 1976, au Parc des Princes, à Paris. (PICOT / GAMMA-RAPHO)

A l’issue de la rencontre, remportée 3-1 par les joueurs de la capitale, Lionel Justier pénètre dans le vestiaire du Cosmos. « Je voulais échanger mon maillot avec lui, et lui faire signer une biographie de lui, en français. Il écrit ‘Good luck’ avant d’y apposer son autographe. Il allait me remettre son maillot quand on entend du bruit dans le couloir. » Les pandores de la sécurité viennent d’alpaguer un jeune Brésilien qui rêvait de rencontrer son idole. Il n’en faut pas plus pour émouvoir le roi Pelé, qui intervient et fait entrer l’enfant dans le vestiaire… avant de lui donner son maillot. « Voilà, je suis le gars qui a presque eu un maillot de Pelé, en sourit Lionel Justier, qui héritera d’un maillot du Cosmos floqué du 10, mais pas porté par la star. J’ai fini par m’en séparer, je l’ai donné à un ami, à qui je n’ai pas précisé ce détail. »

Un gentleman, ce Pelé, on vous dit. « Il m’a pris sous son aile, raconte Tony Picciano. Il me rabâchait : ‘Gamin, il faut toujours avoir trois coups d’avance, réfléchir avant de faire un appel ou une passe’. » En déplacement, il n’était pas rare que l’équipe soit invitée à des fêtes privées. « C’est à ce moment-là qu’on lui passait une guitare, pour qu’il joue et qu’il chante. Il ne disait jamais non, toujours prêt à partager », se souvient son ancien coéquipier.

Le footballeur Pelé (à droite) en grande discussion avec l'artiste Andy Warhol, qui fera son portrait, le 26 juillet 1977, à New York (Etats-Unis). (CLAUDIA LARSON/AP/SIPA / SIPA)

Hors de question que la mégastar obtienne un traitement de faveur. Jamais il n’est rentré de déplacement en jet privé, avec les dirigeants du club. Les voyages en bus ne sont pas toujours de tout repos, pourtant. « J’ai failli l’oublier sur une aire d’autoroute, confie, embarrassé, Steve Marshall. On rentrait de Boston, le bus n’était pas équipé de toilettes. On s’arrête, il fait nuit noire. Les joueurs reviennent, je vérifie sommairement à l’aide d’une lampe de poche, et je rate Pelé qui finissait son affaire. Le bus démarre, il court vers nous en faisant de grands signes avec une serviette blanche… Je l’ai revu il y a quelques années, il m’a encore charrié là-dessus. » 

Le crépuscule du Roi

Après deux ans et demi et deux titres de champion au compteur, il est temps pour Pelé de raccrocher les crampons, le 1er octobre 1977. Pour de bon. Sans que jamais son professionnalisme ne soit pris en défaut. « Il me revient une anecdote sur ce dernier match, raconte Tom Werblin, le « monsieur marketing » du Cosmos. Nous rentrions [en avion] d’Oregon, où nous avions remporté la finale retour du championnat. On avait dignement fêté le titre la nuit précédente, nous atterrissons en fin d’après-midi à JFK. Avec le trafic, le temps de rentrer à la maison, il est 21 ou 22 heures. Le lendemain, j’arrive à 8h30 pour ouvrir les bureaux du club. Et qui est là, à attendre devant la porte ? Pelé. J’ai encore la photo. »

Pelé et le boxeur Mohamed Ali se saluent avant le coup d'envoi du match entre les New York Cosmos et Santos, dernier match du Brésilien, le 1er octobre 1977, au Giants Stadium (New Jersey, Etats-Unis).  (RICHARD DREW/AP/SIPA / SIPA)

Pour ce match de gala, Pelé dispute une mi-temps avec le Cosmos et l’autre avec Santos, son club historique au Brésil. Le gratin new-yorkais s’est donné rendez-vous dans l’enceinte de 76 000 places, située dans l’Etat voisin du New Jersey. Il n’y a guère que le président Carter qui s’est fait excuser, mais il a envoyé son fils. Mohamed Ali, qui a conservé son titre de champion du monde de boxe deux jours plus tôt, lui glisse : « Maintenant nous sommes deux à être rois. »

A l’issue de la rencontre, Pelé est littéralement exfiltré de son propre jubilé. Direction un lieu tenu secret, où un journaliste de la chaîne ABC l’attend pour sa dernière interview. « On a couru dans le tunnel pour l’installer dans une voiture, raconte Jim Trecker, qui s’occupait de la communication du club. Il s’est mis à fondre en larmes. Il a totalement craqué. »

« Il a pris en pleine face que cette fois, sa carrière était finie pour de bon. Aujourd’hui, un tel moment aurait forcément été filmé. Mais à l’époque, c’était du ressort de l’intime, et ça l’est resté. »

Jim Trecker

à franceinfo

L’héritage laissé par Pelé aux Etats-Unis ne s’est pas arrêté au moment où il a raccroché les crampons. Dans les tribunes de ce fameux Cosmos-Santos, le petit Marc Viquez, 3 ans, emmené par son père pour qui l’éducation passe par le ballon rond. « A l’époque, mon père me forçait à jouer au foot à l’école. Ce n’était pas vraiment la meilleure façon de devenir populaire. Pire, on me regardait de travers en cour de récréation. » C’est une génération plus tard qu’on verra les traces du géant Pelé dans le paysage. « Quand j’étais petit, on voyait des terrains de foot improvisés sur des terrains de baseball en forme de diamant, décrit l’historien du Cosmos David Kilpatrick. Aujourd’hui, quand votre avion amorce la descente sur New York, vous voyez plein de rectangles verts dans les villes environnantes. C’est ça, l’effet Pelé. »