Dans un rapport publié le 1er février, l’ONG Amnesty International dénonce l’existence d’un système d’apartheid progressivement mis en place par Israël à l’encontre de ses citoyens arabes. Des accusations que rejette l’État hébreu, qui qualifie le rapport d’« antisémite ».
C’est une publication qui va certainement relancer les débats sur l’éternel conflit israélo-palestinien. Le 1er février, l’ONG des droits de l’Homme Amnesty International a rendu sa copie sur la situation humanitaire en Israël. Fruit d’une « analyse juridique et d’une enquête de terrain minutieuses » de quatre ans, le rapport de 280 pages fait état d’une situation de discrimination organisée et institutionnalisée à l’encontre des populations palestiniennes, et décrit un système d’apartheid.
Généralement utilisé pour qualifier le régime politique et institutionnel sud-africain de 1948 à 1991, « apartheid » est un terme afrikaans qui signifie « séparation ». Il est défini par le Larousse comme « un système d’oppression et de domination d’un groupe racial sur un autre, institutionnalisé à travers des lois, des politiques et des pratiques discriminatoires ».
Ce crime, reconnu par le droit international, se fonde sur des critères bien définis. Il existe d’ailleurs une Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 30 novembre 1973.
Face aux accusations formulées par l’ONG, le ministère israélien des Affaires étrangères s’est fendu d’un communiqué dénonçant le caractère « antisémite » du rapport. Le chef de la diplomatie israélienne, Yaïr Lapid, a également qualifié Amnesty International d’« organisation de propagande ».
Accusations récurrentes
Loin de se démonter, Amnesty International affirme que les critères justifiant l’utilisation du terme d’apartheid sont réunis. L’ONG cite, entre autres, une loi votée en 2018 par la Knesset – le Parlement israélien – définissant Israël comme l’« État-nation du peuple juif » et octroyant aux Israéliens de confession juive toute une série de privilèges dont ne bénéficient pas leurs concitoyens arabes. Adoptée à 62 voix contre 55, cette loi fait notamment de l’hébreu la seule langue officielle d’Israël, un statut partagé auparavant avec l’arabe.
Pour le journaliste et historien Dominique Vidal, connu pour ses prises de position en faveur de la cause palestinienne, cette loi tranche définitivement la question. « Il s’agit d’une loi d’apartheid gravée dans le marbre. Ce n’est pas un hasard si les ONG ont commencé à employer cette formule à partir de ce moment-là », explique-t-il, avant d’ajouter qu’il existe « toute une série de législations discriminatoires mises en œuvre légalement et votées par la Knesset ».
« Ce qu’il y a de douloureux dans l’affaire, c’est que la discrimination est définie comme étant raciale, relève Henry Laurens, professeur au Collège de France et auteur de La Question de Palestine (éditions Fayard). Pour les Israéliens et ceux qui s’identifient avec Israël, c’est inacceptable au vu de la Shoah et de toute l’histoire de l’antisémitisme. »
CE MOT PROVOQUE AUSSITÔT DES POLÉMIQUES QUI OCCULTENT UNE RÉALITÉ ÉVIDENTE FONDÉE SUR L’OPPRESSION
« On est par ailleurs dans l’impossibilité de définir ce qui est “racial” poursuit le professeur. Le terme peut renvoyer à deux caractérisations distinctes : soit un ensemble de traits communs, comme la couleur de peau, soit une communauté culturelle et historique. Or on ne peut pas définir les Arabes par des caractères somatiques, puisqu’ils ont pour la plupart des traits de Méditerranéens physiquement parlant. Il s’agit plutôt d’une catégorie ethno-culturelle. »
Le poids d’un mot
Le rapport établit par ailleurs une distinction entre les territoires palestiniens occupés (TPO) et le territoire israélien, pointant des violations plus importantes dans les TPO. Pour Dominique Vidal, cette distinction a bien lieu d’être : « Dans les territoires occupés, il existe deux législations, une pour les colons israéliens, une autre pour le reste des citoyens. En Israël, la situation est plus complexe. Les citoyens arabes ont le droit de vote, peuvent être élus, constituer des partis politiques, ou participer, comme c’est le cas actuellement, à des gouvernements. » Jusqu’ici, l’État hébreu a souvent justifié ces mesures par la volonté d’assurer sa propre sécurité, rappelle le rapport.
De son côté, Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l’Institut de recherches et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo) et spécialiste de la question palestinienne, parle d’une utilisation contre-productive du concept et évoque un « piège des mots », sans pour autant contester la réalité décrite par les différents rapports.
« Dans mes conférences ou dans mes interventions, je n’utilise jamais cette formule, car elle provoque aussitôt des polémiques qui viennent occulter une réalité pourtant évidente fondée sur l’oppression, la discrimination et la domination.
Ce qui compte, au-delà des symboles et des mots étendards, c’est la réalité qui, elle, est incontestable », analyse le chercheur, avant de prendre à son tour l’exemple de la loi de 2018 qui, selon lui, « soumet et assujettit légalement les 20 % d’Arabes présents sur le territoire à la souveraineté du peuple juif ».
AU DÉBUT DE 2022, LE MINISTRE ISRAÉLIEN DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DÉNONÇAIT DÉJÀ « D’INTENSES CAMPAGNES CONTRE ISRAËL »
Si le rapport d’Amnesty International a rencontré un écho médiatique certain, rien n’indique que l’emploi choc du terme d’« apartheid » ne fasse pour autant bouger les lignes. Plusieurs organisations internationales, à l’instar de Human Rights Watch, et parfois même israéliennes, telles que B’tselem, ont déjà dénoncé les exactions commises par l’État hébreu à l’encontre des populations palestiniennes et utilisé le mot de « apartheid ».
Au début de 2022, le ministre israélien des Affaires étrangères dénonçait déjà « d’intenses campagnes contre Israël » et avait même prédit l’utilisation du terme d’« apartheid » pour qualifier l’État d’Israël, au moment où, du Maroc à Abou Dhabi, Tel-Aviv tente de renforcer son influence dans le monde arabe, parallèlement à sa volonté d’obtenir le statut d’observateur au sein de l’Union africaine, qui ne fait pas l’unanimité.
Il en avait aussi profité pour dénoncer la création par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies d’une commission d’enquête permanente visant à enquêter sur les violations des droits de l’Homme en Israël, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Nouveau gouvernement, peu de changement
L’arrivée d’un nouveau gouvernement en juin 2021, succédant à celui nationaliste et très conservateur de Benyamin Netanyahou, n’a pourtant suscité que peu d’espoirs de changement chez les défenseurs de la cause palestinienne. Interrogés sur le sujet, les trois spécialistes sont unanimes : il ne devrait pas y avoir d’inflexion dans la politique conduite par Israël depuis l’effondrement du processus de paix il y a une vingtaine d’années.
Jean-Paul Chagnollaud et Dominique Vidal pointent enfin une « radicalisation » de la classe politique israélienne à l’œuvre depuis le début des années 2000. Le gouvernement de Naftali Bennett s’inscrit selon eux dans la même dynamique.
« Naftali Bennett n’est arrivé que récemment à la tête du pays, mais il était déjà un acteur important des orientations prises avec d’autres personnalités comme Avigdor Lieberman [une des figures du nationalisme identitaire israélien]. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’il y aura un quelconque revirement idéologique concernant la direction suivie par les autorités israéliennes », conclut Jean-Paul Chagnollaud.