Inde: mort de Manmohan Singh, ex-Premier ministre et père de l’ouverture économique du pays
26 décembre 2024
Manmohan Singh est décédé à l’âge de 92 ans, annonce ce 26 décembre 2024 Narendra Modi. L’ex-Premier ministre indien était tout le contraire de son successeur hindouiste Modi : discret, foncièrement anti-populiste et laïc jusqu’au bout des ongles. Originaire lui-même de la minorité sikh, formé à Cambridge et à Oxford, membre du parti du Congrès, ce brillant économiste a gouverné l’Inde pendant une décennie (2004-2014), s’attachant à transformer son pays en une puissance économique moderne et dynamique, tout en s’assurant à travers des mesures en faveur du développement que la croissance bénéficie aussi aux sections les plus vulnérables de la société.
Longtemps connu à l’étranger par son turban bleu lavande et sa barbe blanche, l’ancien Premier ministre indien (2004-2014), le sikh Manmohan Singh, s’est éteint à New Delhi, suite à des problèmes de santé liés à l’âge et à des complications cardiaques. Le défunt avait subi en 2009, alors qu’il était encore Premier ministre, une grave opération de pontage coronarien. En début d’année 2020, alors que l’Inde était confrontée à la crise du coronavirus, il avait dû être admis à l’hôpital en urgence après s’être plaint de douleurs cardiaques. Il est décédé jeudi 26 décembre 2024 au All India Institute of Medical Sciences à New Delhi, où il avait été conduit après avoir perdu connaissance.
Brillant économiste reconnu internationalement, Manmohan Singh fut un peu le Deng Xiao Ping indien. Qualifié d’« architecte de la modernisation de l’Inde », Singh avait engagé dans les années 1990, en tant que ministre des Finances, les premières réformes visant à libéraliser l’économie indienne. Le discours qu’il prononça à cette occasion devant le Parlement, annonçant l’émergence de l’Inde en tant que grande puissance économique et citant Victor Hugo (« Rien n’arrête une idée dont le temps est venu »), avait enflammé les imaginations.
Passionné d’économie
Manmohan Singh est né le 26 septembre 1932 dans le petit village de Gah, au Punjab occidental, qui fait aujourd’hui partie du Pakistan. Il a perdu sa mère très jeune et son père était marchand de fruits secs. Lors de la partition de l’Inde, les Singh avaient quitté le Pakistan pour venir s’installer à Amritsar, dans la partie indienne du Punjab. Comme la famille n’avait pas beaucoup de moyens, c’est dans une école caritative que les enfants firent leurs études. Fils aîné, le futur Premier ministre était bon élève. À l’étroit dans la demeure familiale, il s’isolait dans la rue, selon la légende, pour faire ses devoirs à la lumière des réverbères.
Malgré ses bons résultats, le jeune Manmohan avait dû toutefois plaider avec son père pour pouvoir poursuivre ses études après le baccalauréat plutôt que de s’occuper du business familial. Étant passionné d’économie depuis son très jeune âge, il aurait décidé de se spécialiser dans ce domaine pour pouvoir un jour « éradiquer la pauvreté ».
Après avoir terminé ses premiers cursus universitaires à l’université du Punjab, il réussit à obtenir des bourses pour aller parfaire sa formation en Grande-Bretagne. Diplômé de Cambridge (St. John’s College) et de l’université d’Oxford (Neuffield College) où il fit son doctorat en économie, il travailla quelques années pour une agence des Nations unies, avant de regagner l’Inde à la fin des années 1960.
Commence alors une longue carrière de bureaucrate au sein de la haute administration indienne. Singh occupa à partir de 1972 plusieurs postes de conseiller en économie au sein du gouvernement indien, avant de diriger la Banque centrale indienne (1982-1985), puis le Commissariat au plan, entre 1985 et 1987. Il fut aussi proche conseiller du Premier ministre de l’époque, Rajiv Gandhi, qui lança dans les années 1980 une première série de mesures pour libéraliser l’économie indienne, sans réussir à mener le processus à son terme.
En 1989, le Congrès perdit les élections, puis deux ans plus tard, Rajiv Gandhi fut tragiquement assassiné lors d’une campagne électorale. Singh avait entre-temps pris le large en partant pour Genève où il occupa pendant deux ans le prestigieux poste de secrétaire général de la Commission Sud, émanation des mouvements des non-alignés.
Grandeurs et servitudes du « Manmohanomics »
La conversion au libéralisme économique de Manmohan Singh, qui avait jusque-là consacré l’essentiel de sa carrière d’économiste à la défense et l’illustration du modèle de l’économie planifiée, date sans doute du début des années 1990, lorsqu’il fut nommé à la tête du ministère de l’Économie et des Finances, à la faveur du retour du parti du Congrès aux affaires à New Delhi.
À l’été 1991, lorsque Manmohan Singh prêta serment, l’Inde était au bord de la faillite. Les coffres de l’État étaient vides, suite à une combinaison de facteurs internes et externes, dont le plus important était sans doute la hausse du prix du pétrole. Pour l’économiste Singh, cette situation traduisait surtout l’essoufflement du modèle « nehruvien » de l’économie, un modèle centralisé de manière rigide et protectionniste faisant peu de place à l’initiative privée.
Le nouveau gouvernement indien n’avait d’autres alternatives que de se tourner vers le Fonds monétaire international pour solliciter un prêt substantiel de 5 milliards de dollars afin d’honorer ses factures. En contrepartie, Singh s’engagea à mettre en œuvre les réformes structurelles qui s’imposaient pour sortir l’économie indienne de son impasse. Les mesures prises allaient de la dévaluation de la roupie pour stimuler les exportations à la privatisation des pans entiers du secteur public, en passant par l’ouverture de l’Inde aux produits extérieurs, l’assouplissement des règlementations pour favoriser les investissements étrangers et la libéralisation de la Bourse.
Ces réformes en profondeur ne vont pas tarder à porter leurs fruits. En cinq ans, l’Inde vit son taux de croissance économique sortir de sa torpeur traditionnelle pour dépasser le niveau légendaire de ce que les observateurs appelaient, non sans une dose de sarcasme, le « Hindu rate of growth » (« le taux de croissance hindou »). Ces réformes transformèrent radicalement l’économie indienne et créèrent les conditions pour un véritable boom économique, avec les investisseurs étrangers se pressant au portillon.
Tout n’était pas rose pour autant dans cette Inde en cours de libéralisation. Les critiques du « manmohanomics » rappellent le coût social des réformes engagées sous le docteur Singh. Elles se traduisirent par des coupes sombres dans les programmes sociaux et les subventions agricoles. À long terme, « les ajustements structurels de 1991 ont contribué à creuser les inégalités sociales, au lieu de les réduire », affirme pour sa part l’Indianiste Christophe Jaffrelot. Le mécontentement suscité par ces réformes ne fut sans doute pas étranger à la défaite du Congrès aux législatives de 1996. Manmohan Singh disparut de la scène, alors que le parti du Congrès était confronté à une bataille existentielle, faute d’un leadership convaincant.
« Premier ministre accidentel »
Or, en mai 2004, contre toute attente, le Congrès remporta les élections législatives. Le parti retrouva une nouvelle jeunesse sous Sonia Gandhi, veuve de Rajiv Gandhi et belle-fille d’Indira Gandhi, qui furent tous les deux Premiers ministres de l’Inde et furent assassinés. Après avoir pris un temps ses distances par rapport aux turbulences de la vie politique afin d’épargner de nouvelles tragédies à sa famille, Sonia Gandhi revint sur sa décision, acceptant de prendre la présidence du parti du Congrès mis KO par une série de défaites électorales au tournant du millénaire. Pour mener à bien son travail de réinvention du « Grand Old Party » du sous-continent, sa nouvelle présidente s’entoura de vieux caciques du Congrès, dont le bon docteur Singh.
Malgré une longue traversée du désert, Manmohan Singh avait gardé intact sa réputation de meilleur économiste de l’Inde. Il était programmé pour redevenir le ministre de l’Économie et des Finances dans le nouveau gouvernement que le Congrès était appelé à former à New Delhi après sa victoire électorale de 2004, avec Sonia Gandhi comme Premier ministre. Mais face aux polémiques que suscita jusqu’à l’intérieur du Congrès son arrivée à la primature, à cause de ses origines étrangères (Sonia Gandhi est d’origine italienne), celle-ci proposa le nom de l’ancien ministre, fidèle entre les fidèles, pour diriger le pays. Ce dernier accepta, mais le surnom du « Premier ministre accidentel » lui collera à la peau jusque dans les analyses historiques des deux mandats que Singh fera à la tête des gouvernements indiens. Pour les critiques, ce surnom recouvre les limites de l’exercice pour ce Premier ministre pas comme les autres. Sa trop grande dépendance politique envers Sonia Gandhi, cheffe du principal parti de la coalition au pouvoir, réduisit la marge de manœuvre et l’indépendance du Premier ministre.
Toujours est-il que l’arrivée à la primature du père de l’ouverture économique du pays fut applaudie à deux mains par les milieux d’affaires. L’intéressé, pour sa part, tint d’emblée à refroidir les ardeurs en prononçant au Parlement un discours de politique générale, marqué très à gauche. Citant cette fois non pas Victor Hugo, mais les promesses de Nehru devant les parlementaires lors de l’indépendance de l’Inde (« servir l’Inde signifie œuvrer pour mettre fin à la pauvreté, à l’ignorance, aux maladies et aux inégalités sociales, (…) sécher toutes les larmes de tous les yeux—»), il proposa de corriger les excès de la libéralisation en situant sa politique dans une voie du juste milieu, mi-libérale, mi-sociale.
En 2004, le Congrès avait d’ailleurs remporté les élections en faisant campagne sur plus d’équité et de justice sociale. Le boom économique que connaît l’Inde pendant la première décennie du nouveau siècle, avec une hausse annuelle du PIB atteignant des années jusqu’à 9%, permettra au gouvernement Singh de lancer plusieurs programmes sociaux, notamment le programme pour assurer aux familles rurales 100 jours d’emplois garantis par la construction d’infrastructures et l’annulation de près de 60 milliards de roupies (870 millions d’euros) de dettes contactées par les petits paysans. Des premières années du règne de Singh, datent aussi l’inscription dans la Constitution du droit à l’éducation tout comme l’adoption de la loi permettant au grand public d’avoir accès aux dossiers administratifs. Ces mesures constituent des avancées importantes de la gouvernance démocratique en Inde.
Volontarisme et sagacité
Le premier mandat de Manmohan Singh est aussi marqué par un certain volontarisme du Premier ministre en matière de diplomatie, soucieux de répondre aux besoins énergétiques en signant un accord sur le nucléaire civil avec les États-Unis, au grand dam des communistes qui faisaient partie de la coalition au pouvoir. Cet accord qui permet à l’Inde d’acheter du combustible sur le marché mondial et d’obtenir la technologie nécessaire à son retraitement dans ses centrales, était tellement important aux yeux de Manmohan Singh qu’il proposa même de démissionner de son poste s’il n’était pas soutenu par son parti. Plus tard, en faisant le bilan de son action à la tête du gouvernement, il dira que la signature de cet accord avec les États-Unis mettant fin à « l’apartheid nucléaire de l’Inde » était le succès dont il était le plus fier.
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Beaucoup d’Indiens se souviennent aussi de la réaction mesurée et calme du Premier ministre au lendemain des attaques terroristes qui frappèrent Bombay, le 26 novembre 2008, alors que les médias et l’opposition politique criaient vengeance. Pour les historiens, la sagacité digne d’un chef d’État d’une grande nation dont Manmohan Singh fit preuve à ce moment fatidique de l’histoire indienne demeure le grand héritage de l’ex-Premier ministre disparu. C’est indubitablement ce sens d’unité de la nation qu’il avait su créer autour de la tragédie pendant ces journées de fracture et de deuil qui ont suivi l’attaque, qui permit à Singh d’être réélu en 2009 et reconduit à son poste de Premier ministre par le haut commandement de son parti.
Mais les problèmes de santé de Manmohan Singh doublés d’une accumulation extraordinaire de scandales impliquant plusieurs ministres de son gouvernement, gâchèrent le second mandat. Ils finirent par occulter les progrès importants réalisés par l’Inde pendant le passage à la primature de celui que des observateurs ont qualifié de « dernier géant sensé » à la tête de l’Inde, laissant dans les esprits l’image d’un Premier ministre fatigué, indécis, silencieux face aux attaques virulentes de l’opposition pointant les échecs d’une décennie de pouvoir qu’elle estimait « gâchée ».
Prenant la parole lors d’une rare conférence de presse en janvier 2014, quelques mois avant la défaite inéluctable de son parti aux législatives qui a ramené les nationalistes hindous au pouvoir, le Premier ministre sortant avait lui-même tenté de rétablir la vérité sur son règne. Modeste et lucide, il avait fait la liste de ses regrets et de ses succès, dont la baisse de la pauvreté qui était tombée de 37,2% en 2004 à 21,9% en 2012. Il avait terminé son discours sur une note d’espoir, formulant le vœu que « l’Histoire sera plus clémente avec (lui) que ne l’ont été les médias ou (ses) opposants ».
Rien n’est plus sûr car les loups sont depuis rentrés dans la bergerie de New Delhi. Ils n’ont de respect ni pour l’Histoire ni pour la vérité.
« Manmohan Singh n’était pas un homme populaire, mais cet homme qui n’avait jamais su se faire élire dans des élections au suffrage universel, a profondément réformé la vie économique et sociale de l’Inde. Il faudrait remonter à Jawaharlal Nehru pour voir une telle continuité, une telle cohérence dans les réformes engagées.
Il a fait prendre à l’économie indienne un virage à 180 degrés, tout en réussissant un atterrissage en douceur, alors que la crise financière à laquelle le pays était confronté était particulièrement rude. Et puis, pendant ses 10 années à la tête du gouvernement, entre 2004 et 2014, il réussit à combiner libéralisation, ouverture économique et justice sociale, en mettant en place – à l’initiative certes de Sonia Gandhi – des lois qui partagèrent les fruits de la croissance parmi l’ensemble de la population. Le programme connu sous le nom de la NREGA qui donne 100 jours de travail à chaque famille dans les régions rurales, a représenté certaines années 0,8% du PIB, ce qui était énorme. A cause des lois sociales qui ont été votées sous ses deux mandats tout en poursuivant la libéralisation économique, on peut dire que son règne fut d’une certaine façon une expérience de social-démocratie, qui est sans doute la seule voie que l’Inde puisse suivre.
Enfin, très important, son gouvernement favorisa la reconnaissance officielle du rôle des minorités dans l’Inde multiethnique et plurielle. Il était le seul Premier ministre à venir d’une minorité et cela s’est senti à travers les corrections qu’il a essayé d’apporter au système sociopolitique indien dominé par la majorité. Le Sachar Committee Report (2006) qui a été publié sous son gouvernement va dans ce sens. C’est d’ailleurs le seul rapport officiel qui existe à ce jour proposant un état des lieux d’une minorité religieuse en Inde, en l’occurrence la minorité musulmane. »
(1) Christophe Jaffrelot est directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Inde contemporaine. L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique (Fayard 2019) est son plus récent livre à paraître sur ce sujet.
RFI