Au large du Sénégal, 26 migrants partis de Guinée ont perdu la vie suite au naufrage de leur embarcation début mai. Ils tentaient de rejoindre les îles Canaries, au nord-ouest de l’Afrique. Un drame rapporté par Amadou Oury Bah, le premier ministre guinéen, vendredi 10 mai, lors d’une conférence de presse à Conakry, la capitale, après l’annonce du bilan officiel.
Porte d’entrée de l’Europe, les Canaries représentent l’un des passages les plus empruntés par les migrants venus d’Afrique. L’archipel espagnol constitue « la voie migratoire la moins chère, car plus courte que les routes terrestres, mais une des plus dangereuses », justifie le sociologue Olivier Peyroux. Près de 70 000 femmes, hommes et enfants qui aspirent à de meilleures perspectives ont rejoint ces îles depuis 2020. Parmi eux, des milliers de Guinéens, notamment des jeunes, quittent la côte est-africaine pour fuir la pauvreté, l‘instabilité et la répression qui sévissent dans le pays. Sur les 11,8 millions d’habitants, plus de 9 millions (77 %) ont moins 35 ans.
«Nous avons aujourd’hui près de 3 000 de nos jeunes qui attendent d’être rapatriés du côté du Niger, 1 200 du côté de l’Algérie, 400 du côté de la république arabe d’Égypte, des milliers qui sont dans les camps en Italie, sans compter ceux qui sont aux États-Unis, dont je n’ai pas le nombre. C’est une hémorragie pour notre pays », a déploré Amadou Oury Bah en référence aux milliers de Guinéens qui attendent d’être rapatriés après avoir tenté de partir.
Trois coups d’État depuis 2021
Positionnée 181 sur 193 États au classement de l’Indice de développement humain (IDH) de 2023-2024, la Guinée figure parmi les pays les plus pauvres au monde, avec un indice de 0,471 sur 1. Malgré des ressources minérales et naturelles considérables – un tiers des réserves mondiales de bauxite, d’importantes mines d’or et de diamant ainsi que des gisements pétroliers –, elle est confrontée à des crises économiques et sociales à répétition et à des tensions nourries par l’inflation et les pénuries.
« Les ressources minières ne bénéficient pas à l’ensemble du pays et ne créent pas forcément d’emplois pour la jeunesse guinéenne. Les postes sont souvent confiés à des travailleurs expatriés. Pour beaucoup de Guinéens, partir est la meilleure manière de s’en sortir », explique Vincent Foucher, chargé de recherche au CNRS qui a travaillé sur les questions politiques de la Guinée.
Le territoire africain, indépendant de la France depuis le 28 septembre 1958 et actuellement dirigé par une junte militaire, est devenu symbole d’insécurité et d’instabilité politique. En témoignent les trois coups d’État depuis 2021. Lors du dernier, en mars, un nouveau gouvernement a été mis en place deux semaines après la nomination d’Amadou Oury Bah, en février 2024, accentuant les incertitudes et l’exode des jeunes Guinéens. «Beaucoup de facteurs expliquent leur départ, dont l’omniprésence de la corruption et la privatisation de l’ensemble des secteurs, allant de la santé à l’école », explique Olivier Peyroux, spécialisé sur les migrations.
La population guinéenne comprend trois principaux groupes ethniques : les Peuls en Moyenne-Guinée (40 %), les Malinkés en Haute-Guinée (30 %) et les Soussous en Guinée maritime (20 %). « La majorité des Guinéens qui partent sont peuls. Leur réseau migratoire s’inscrit dans une tradition du peuple », précise Vincent Foucher. «Des inégalités ethniques persistent encore en Guinée-Conakry, avec, à la tête du pouvoir, des hommes d’ethnie malinkée, appuie Olivier Peyroux. Ce qui accentue les inégalités d’accès à l’emploi.» Les jeunes sont confrontés aux réalités du chômage, qui frôle la barre des 35 %, et des faibles revenus : le salaire horaire net médian s’élève à 2 887 francs guinéens, soit 0,31 centime d’euro.
Départs en nombre de « bras valides »
Les Guinéens qui fuient leur pays « appartiennent majoritairement à la classe sociale moyenne supérieure. Ils sont la plupart du temps très qualifiés et parlent français. En Guinée, ils ne trouvent que rarement des emplois à la hauteur de leur diplôme », poursuit le sociologue, qui évoque aussi « l’absence de perspectives et d’épanouissement personnel ». Selon l’Agence guinéenne de promotion de l’emploi (Aguipe), 69 % de ceux qui ont un master en Guinée ne trouvent pas d’emplois.
D’après une enquête de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), publiée en 2019, 90 % des migrants guinéens ont choisi le continent européen comme destination finale : principalement l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et la France ; 7 % décident de partir vers l’Afrique du Nord : notamment l’Algérie, le Maroc et la Libye. Les moyens financiers nécessaires pour rejoindre l’Europe depuis la Guinée sont considérables : « Entre 8 000 et 20 000 euros, précise Olivier Peyroux. Si les ménages ne peuvent pas financer ce déplacement, ils se dirigent vers des pays voisins. »
Conscient de la situation critique de la Guinée, affaiblie par ces départs en nombre de « bras valides », le premier ministre reconnaît que « la question de l’immigration clandestine est un grand problème pour (le) pays » et qu’il faut « construire un espoir pour que les jeunes sachent qu’ils ont un avenir ici ».
Amadou Oury Bah a ainsi annoncé une série de solutions, sans mesures concrètes pour autant : renforcer la collaboration avec les pays voisins et européens pour mieux surveiller les flux migratoires et identifier les réseaux de passeurs ; sensibiliser la population aux dangers de l’immigration clandestine et aux alternatives possibles ; créer des emplois, notamment dans les zones rurales, là où la population des jeunes est essentiellement concentrée (82,2 % selon l’OIM). « La Guinée ne doit pas être un pays exportateur de main-d’œuvre qui nous impacte de manière négative », a-t-il souhaité en conclusion de sa prise de parole le 10 mai.
La Croix