Grand barrage de la Renaissance : regain de tension entre l’Éthiopie et ses voisins

Grand barrage de la Renaissance : regain de tension entre l’Éthiopie et ses voisins

2 janvier 2024 Non Par Doura

 

ANALYSE. Le dernier cycle de négociations entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte s’est conclu sans traité alors qu’approche l’échéance de la fin des travaux en 2025.

Niché au cœur des montagnes verdoyantes, un immense lac artificiel a remplacé la rivière qui s’écoulait paisiblement. C’était avant le lancement du chantier gargantuesque, en 2011. Une cascade haute de 145 mètres et large de 260 mètres fend désormais le silence de ces sommets qui abritent singes et autres rapaces. « Ce barrage est écoresponsable, assure Belachew Kassa, chef de projet adjoint du Grand barrage de la Renaissance (Gerd). Depuis le premier remplissage du réservoir il y a quatre ans, les pays en aval n’ont pas été affectés car nous retenons seulement l’eau pendant la saison des pluies. » Situé dans la région éthiopienne du Benishangul-Gumuz, à moins de 30 kilomètres de la frontière soudanaise, ce projet pharaonique, censé doubler la production électrique nationale, suscite pourtant les craintes de Khartoum et du Caire.

 

Le chantier devrait être terminé à l'horizon 2025.© Augustine Passilly
Le chantier devrait être terminé à l’horizon 2025.© Augustine Passilly

 

Ces deux nations vers lesquelles le Nil Bleu poursuit sa route avant de se jeter dans la mer Méditerranée tentent d’obtenir un accord contraignant Addis-Abeba à respecter certaines conditions en remplissant le réservoir du barrage – le lac artificiel – et en opérant ce mastodonte. Une énième session de négociations vient cependant de s’achever ce 19 décembre sans l’ombre d’un terrain d’entente.

Accusations mutuelles entre l’Égypte et l’Éthiopie

« La réunion a échoué en raison du refus persistant de l’Éthiopie […] d’accepter toute solution de compromis technique ou juridique qui sauvegarderait les intérêts des trois pays », dénonce le communiqué égyptien. « L’Égypte s’est efforcée et s’est activement engagée avec les deux pays riverains en aval pour résoudre les principales divergences et parvenir à un accord à l’amiable, rétorque la déclaration éthiopienne. L’Égypte, en revanche, a conservé sa mentalité de l’époque coloniale et a érigé des obstacles aux efforts de convergence. »

Seul État du continent à avoir échappé à la colonisation, de justesse après l’occupation italienne de cinq ans, l’Éthiopie condamne le traité qui a donné, en 1929, sous la domination britannique de l’Égypte et du Soudan, un droit de veto au Caire sur les projets hydrauliques des colonies britanniques riveraines. Un second pacte, signé en 1959 par les deux pays libérés, leur octroie 87 % de l’eau du fleuve.

Inquiétudes en cas de sécheresse

Addis-Abeba ne reconnaît pas ces documents. « Personne ne peut revendiquer la possession exclusive du fleuve », résume une source proche des négociations, côté éthiopien. « C’est une question existentielle pour le peuple égyptien, car il s’agit là de notre unique source d’eau », réagit une source diplomatique au sein du camp égyptien. La principale peur du Caire, ce serait que les responsables du Gerd interrompent le flux en cas de sécheresse. Bien que plus modérés dans leurs propos, les Soudanais partagent la même angoisse.

 

En 2022, deux turbines convertissant l’eau en électricité ont été inaugurées. Onze autres suivront progressivement à l’horizon 2025. © Augustine Passilly
En 2022, deux turbines convertissant l’eau en électricité ont été inaugurées. Onze autres suivront progressivement à l’horizon 2025. © Augustine Passilly

 

« La grande capacité de stockage du réservoir peut affecter les deux pays en aval, ce qui est très dangereux », prévient un négociateur soudanais. Le Soudan, où le Nil Bleu et le Nil Blanc se rejoignent, est le plus affecté. D’abord, car la régulation du débit du fleuve va empêcher les inondations saisonnières, qui font partie intégrante du modèle agricole local. En retenant les sédiments, le Gerd prive en outre les agriculteurs d’engrais naturels. Mais aussi les fabricants de briques de matière première.

L’écosystème inévitablement perturbé

« Les inondations font partie du cycle naturel du Nil, et les agriculteurs et leurs familles dépendent des crues annuelles et du recul du fleuve pour fertiliser leurs terres. La disparition des inondations signifie une perte de terres fertiles. Concernant le précédent égyptien après la construction du haut barrage d’Assouan, les chercheurs prédisent une augmentation des engrais et une dégradation de la fertilité des terres », détaille l’enquête « Entre le barrage et la mer » publiée sur le site infonile.org.

L’équilibre de l’écosystème se retrouve inévitablement perturbé, en dépit des tentatives de limiter les conséquences néfastes sur l’environnement. « Par exemple, les futures aires submergées ont été déforestées. Si les arbres avaient été engloutis, leur décomposition aurait en effet rejeté des émissions de méthane », souligne Mekdelawit Messay, chercheuse spécialiste du Nil. Le lac artificiel précédant le barrage a en contrepartie fait émerger plus de 70 îles qui seront dédiées au tourisme. Une coopérative de pêcheurs s’est aussi établie autour de ce réservoir.

Les treize turbines devraient être opérationnelles en 2025

Il est en tout cas trop tard pour faire machine arrière. Les retards ont eu beau se multiplier, le chantier touche à sa fin. Entre janvier et août prochain, 20 mètres supplémentaires seront érigés sur la partie centrale de l’édifice. Les onze turbines restantes devraient être installées et mises en service d’ici à 2025. Deux d’entre elles sont déjà en service. « Même sans accord, on peut considérer que la question du Gerd est réglée. L’Égypte aimerait surtout s’assurer qu’Addis-Abeba ne construira pas d’autres barrages sur le Nil Bleu. En l’absence de traité, rien ne peut toutefois empêcher ces potentielles futures infrastructures. Cette situation confère un important avantage politique et géopolitique à l’Éthiopie », résume la chercheuse indépendante Ana Elisa Cascao.

 

Le grand barrage est niché entre les reliefs de la région du Benishangul-Gumuz, dans le nord-ouest du pays. © Augustine Passilly
Le grand barrage est niché entre les reliefs de la région du Benishangul-Gumuz, dans le nord-ouest du pays. © Augustine Passilly

Trouver un compromis faciliterait néanmoins les investissements internationaux dont les trois pays ont besoin pour accompagner les projets nationaux et conjoints qui pourraient naître grâce au barrage. Le Soudan doit se doter de pompes pour irriguer ses terres grâce au flux désormais régulier tout au long de l’année – du moins hors période de sécheresse. L’Éthiopie ambitionne, elle, de développer son réseau électrique afin de faire profiter le plus de citoyens possible des 5 150 mégawatts supplémentaires, même si la plupart de cette production sera exportée vers le Soudan, le Kenya et Djibouti. Le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed se tourne en parallèle vers l’énergie solaire, les éoliennes ou encore la géothermie.

La politisation du barrage, principal frein à l’accord

Pour Gashaw Ayferam, chargé des affaires africaines au sein de l’Institut des affaires étrangères, un centre de réflexion lié au ministère des Affaires étrangères éthiopien, la politisation du Gerd constitue le principal frein pour trouver un terrain d’entente. « La perspective éthiopienne dépasse largement le cadre d’un barrage hydroélectrique. Il s’agit en réalité d’une tentative de reconnecter l’Éthiopie avec sa gloire passée, observe le chercheur. Quant à l’Égypte, elle a bâti son identité sur le Nil. La survie du régime dépend de son opposition continue au Gerd. » Énième obstacle, le Soudan, enlisé dans une guerre entre l’armée et la très puissante milice des Forces de soutien rapide depuis mi-avril, ne dispose pas d’un gouvernement légitime pour signer un accord international.

De retour entre les sommets touffus du Benishangul-Gumuz, l’ingénieur Belachew Kassa raconte sa fierté d’avoir versé, pendant un an, une partie de son salaire pour contribuer au financement du joyau national. Pour cause, l’absence de traité a dissuadé toute instance internationale de payer pour ce mégabarrage controversé.

Le Poin Afrique