Evguéni Prigojine se dit « prêt à mourir » avec ses 25 000 hommes pour « libérer le peuple russe ». Le patron du groupe Wagner, qui se trouvait dans la région occupée du Donbass, est entré avec ses hommes en Russie, samedi 24 juin, et a pris le contrôle de Rostov-sur-le-Don, lieu stratégique du commandement russe pour ses opérations en Ukraine. Plus tard dans la journée, des combats ont été signalés plus au nord, dans la région de Voronej, à quelque 600 km au sud de Moscou, a fait savoir le gouverneur régional.
Le conflit en Ukraine a permis à Evguéni Prigojine de devenir un acteur de premier plan en Russie. L’homme d’affaires est sorti de l’ombre, d’où il opérait depuis des années. Il affirme disposer aujourd’hui de 25 000 combattants et appelle l’armée et la population russes à se joindre à lui, tout en se défendant de mener un « coup d’Etat militaire ». Franceinfo s’interroge sur les intentions du chef du groupe paramilitaire.
Prigojine veut-il renverser le commandement de l’armée russe ?
Le chef de Wagner s’en prend depuis des mois au commandement militaire russe. L’impétueux milliardaire au crâne rasé et aux traits durs dénonce dans de multiples vidéos « l’incompétence » du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et du chef d’état-major, Valéri Guerassimov. Début février, il a critiqué la « monstrueuse bureaucratie militaire » qui empêchait, selon lui, la prise rapide de la ville ukrainienne de Bakhmout, où ses mercenaires sont morts par milliers. Il a aussi réclamé des munitions à grand renfort d’insultes.
Après avoir dénoncé des frappes russes contre des camps de Wagner, Evguéni Prigojine a appelé les militaires et la population russes à le « rejoindre ». Il s’est toutefois défendu de tout « coup d’Etat militaire », affirmant être en train de mener une « marche pour la justice ». Il a aussi accusé personnellement Sergueï Choïgou d’avoir ordonné ces frappes. « Nous voulons [Gerassimov] et Choïgou. Jusqu’à ce qu’ils soient là, nous resterons, bloquerons Rostov et nous nous dirigerons vers Moscou », a-t-il déclaré dans une vidéo relayée samedi matin sur un compte Telegram lié au groupe Wagner.
« Nous étions prêts à faire des concessions avec le ministère de la Défense, rendre nos armes et prendre une décision pour continuer à défendre notre pays. Mais ces ordures ne se sont pas calmées. »
Evguéni Prigojine, chef du groupe Wagnersur Telegram
« L’une des hypothèses auxquelles je crois le plus est qu’il veut soumettre ou s’emparer de l’état-major russe, confie au Figaro le général François Chauvancy. Il ne cherche pas le pouvoir politique, mais le pouvoir militaire. » Difficile effectivement d’imaginer Prigojine s’emparer du Kremlin. « Il a des alliés dans les mercenaires qu’il a libérés (…) et il a des alliés dans les nationalistes radicaux qui trouvent que la guerre ne va pas assez loin, analyse sur France 2 le général Dominique Trinquand, spécialiste des questions internationales. Je ne pense pas qu’il puisse prétendre à une position à la tête de l’Etat russe, simplement parce qu’il n’est pas populaire en Russie. »
S’agit-il d’une possible manœuvre au profit du Kremlin ?
Lors de ses interventions, le chef de Wagner prenait soin, encore récemment, de ne jamais s’en prendre directement à Vladimir Poutine. Il faut rester prudent, car rien n’est certain lorsqu’il s’agit de Prigojine, passé maître dans l’art de la provocation et des revirements. Le général Dominique Trinquand émet deux hypothèses : soit « il a pris le melon et ne connaît plus les limites », « soit il travaille toujours pour Poutine » et mène cette rébellion pour remettre le président russe au centre et en « stabilisateur » du pays. « Si Poutine arrive à montrer qu’il tient les rênes malgré cette tentative de rébellion, il montre qu’il est le garant de l’unité russe », explique encore le général sur franceinfo, pour étayer cette hypothèse surprenante.
« C’est là où on a un peu de difficultés à distinguer la manipulation et la réalité dans cette rébellion annoncée. »
Dominique Trinquand, spécialiste des questions internationalesà franceinfo
L’historien Cédric Mas appelle pour sa part à la prudence vis-à-vis des propos tenus par Evguéni Prigojine. Ses déclarations ne doivent pas être prises pour argent comptant, selon l’historien, « pas plus que celles de Moscou ». Mais il constate tout de même que le chef du groupe Wagner « avait annoncé que des colonnes avançaient vers Rostov et Moscou », ce qui s’est vérifié samedi matin lorsqu’elles sont apparues « en plein jour ». « Il reste encore à comprendre ce qui est en train de se passer », ajoute à l’AFP l’analyste russe indépendante Tatiana Stanovaya. Elle émet encore une autre hypothèse, toujours en lien avec une possible manipulation : les autorités russes cherchent « peut-être à mettre Prigojine hors-jeu, avec la participation active de ce dernier ».
Tente-t-il d’abattre sa dernière carte alors qu’il est dans le viseur de Moscou ?
Après des mois de conflit avec l’état-major russe, Evguéni Prigojine tente peut-être de se sauver en jouant sa dernière carte. Si les frappes sur les camps de Wagner sont avérées, cela signifie que « Moscou a voulu mettre hors d’état de nuire Prigojine », estime le général François Chauvancy. Et s’il s’agit d’une fausse information, ce pourrait être un prétexte du patron de Wagner « pour déclencher une insurrection visant à contrecarrer une prochaine ‘nuit des Longs Couteaux’, lors de laquelle il aurait été éliminé », poursuit le consultant en géopolitique auprès du Figaro.
Dans tous les cas, l’offensive du groupe Wagner risque d’affaiblir le Kremlin. « Même si Prigojine et les Wagner se rendent, cette action aura une répercussion très grande. C’est un facteur de fragilisation du régime politique, parce qu’il montre un Etat bien moins puissant qu’on ne peut l’imaginer », analyse sur France Inter Anna Colin Lebedev, spécialiste de la Russie.
Sur franceinfo, Nicolas Tenzer, spécialiste des questions internationales et de sécurité, rappelle qu’une partie des opposants politiques russes en exil ont immédiatement soutenu le chef de la milice, malgré son profil controversé. « Ils imaginent qu’il va y avoir une forme de chaos au sein de la Russie (…) Il vaut mieux avoir une chance de renverser le régime de Poutine, parce qu’elle ne viendra pas des forces démocratiques et de la population. »