Un tabou est tombé en Russie. La Douma et la Conseil de la fédération ont tour à tour adopté deux textes sur l’envoi de prisonniers au front, mercredi 21 juin. Ils offrent aux détenus la possibilité de signer un contrat avec le ministère de la Défense, avec l’espoir d’être graciés à la fin de leur mission. L’intégralité de la population carcérale est concernée, à l’exception des condamnés pour terrorisme, viol, extrémisme, trahison et espionnage.
La disposition, en réalité, vient encadrer une pratique déjà en vigueur depuis plusieurs mois. Jusqu’ici, les détenus mobilisés pour partir en Ukraine bénéficiaient d’une grâce présidentielle, en toute discrétion – ce qu’a confirmé Vladimir Poutine en personne, selon des propos cités par l’agence russe Tass.
Recruter en prison était auparavant l’apanage du groupe Wagner, qui a enrôlé 50 000 détenus entre juillet 2022 et février 2023, selon l’ONG Russia Behind Bars. Ces hommes peu qualifiés étaient souvent envoyés à Bakhmout, en première ligne, pour des « reconnaissances par le feu » par petits groupes. Une main-d’œuvre servile et menacée de mort en cas de rébellion. Le leader de Wagner, Evguéni Prigojine, avait déclaré l’arrêt de cette campagne de recrutement le 9 février, sans motiver sa décision. Plusieurs médias indépendants avaient alors mis en avant des difficultés de recrutement, en raison d’un bouche-à-oreille défavorable.
Un casier judiciaire comme neuf
L’armée régulière n’est pas en reste. Elle est à l’origine d’une deuxième vague de recrutement, entamée en février. La mission a été confiée au personnel du Service pénitentiaire fédéral, qui recense les volontaires et instruit les dossiers. Cette campagne a fait miroiter aux détenus un contrat de six mois à 200 000 roubles mensuels (2 200 euros), avec une année en option, et, surtout, une dispense de peine et un casier judiciaire comme neuf. Cinq millions de roubles (55 000 euros) sont également prévus pour les proches en cas de décès.
Jusqu’à « deux ou trois avions Iliouchine II-76 sont arrivés chaque jour à l’aéroport de Rostov-sur-le-Don », selon Vladimir Ossetchkine, directeur de l’ONG Gulagu.net, spécialisée dans le système carcéral. Les détenus étaient ensuite transférés vers les régions occupées de Louhansk et de Donetsk. Au total, le ministère de la Défense a déjà recruté environ 15 000 prisonniers, selon Russia Behind Bars. La plupart en avril, selon la directrice générale de l’ONG, Olga Romanova : « Il semble qu’ils aient tous été volontaires. Ils veulent vraiment faire la guerre. » L’intégration de ces combattants n’étant pas aisée, le taux de recrutement a nettement diminué en mai, « car les officiers ne sont pas en mesure de faire face à tous ces prisonniers ».
« La préférence était donnée à ceux qui avaient commis des crimes violents et qui n’avaient pas peur du sang. »
Olga Romanova, directrice de l’ONG Russia Behind Barsà franceinfo
Ces hommes, souvent récidivistes, ne sont « nullement préparés à la vie civile ou militaire », résume Olga Romanova. Ils sont donc surtout intégrés dans des bataillons de volontaires dotés de leurs propres règles, sur le modèle du groupe Wagner. Russia Behind Bars publie régulièrement des portraits de ces hommes, quand ils sont capturés par l’Ukraine. Exemple avec Andreï N., condamné en 2021 pour recel de faux billets et recruté en avril, puis intégré à la milice « Veteran ».
Les unités « Storm-Z » sont officiellement rattachées au 71e régiment de fusiliers motorisés. Envoyées en première ligne, elles sont presque uniquement composées de combattants issus du système carcéral. Les conditions de vie sont spartiates, avec des camps installés dans la forêt et des abris de fortune, comme l’atteste une vidéo consultée par franceinfo. « De toute façon, leur vie n’est pas importante aux yeux du Kremlin, observe Vladimir Ossetchkine, et cela permet en même temps d’épargner la vie de soldats plus expérimentés. »
Le ministère de la Défense reprend la main
« Des représentants du ministère nous ont proposé d’expier nos crimes en prenant la défense de la patrie, en première ligne », expliquait le commandant adjoint « Tambov », début mai, dans un reportage d’Arguments & Faits, une publication de propagande. « Wagner est également venu, mais je préférais un contrat avec le ministère. » Le média indépendant Verstka a ensuite découvert que cet homme, de son vrai nom Pavel Alekhin, avait été condamné à 26 ans de prison pour le meurtre d’une nonagénaire en janvier 2022, et pour viol en 2009.
Afin de rassurer l’opinion, Evguéni Prigojine et Vladimir Poutine ont tour à tour affirmé que ces anciens prisonniers, de retour du front, présentaient des taux de récidive moins élevés que les autres. A court terme, Olga Romanova redoute, quant à elle, la libération « de personnes souffrant d’un syndrome psychotraumatique carcéral, doublé d’un syndrome post-traumatique lié à la guerre ». Elle dénonce aussi une forme de « nihilisme juridique » dans l’indulgence accordée au mercenariat, pourtant interdit en Russie. « Les juges, les procureurs et la police connaissent parfaitement la valeur de ces nouveaux ‘héros’. Leurs décisions et leurs enquêtes sont réduites en poussière. »
L’officialisation du recrutement de détenus a été votée au moment où les bataillons de volontaires ont reçu l’obligation de signer un contrat avec le ministère de la Défense, d’ici le 1er juillet, afin d’encadrer leurs activités. Le gouvernement russe « reprend l’initiative, ce qui est logique. Une armée privée n’a pas vocation à prendre le pas sur l’armée régulière », estime auprès de franceinfo l’analyste politique russe Konstantin Kalatchev. « Ce qui est certain, c’est que [cette loi] convient tout à fait à Vladimir Poutine, car elle encourage la concurrence et maintient un certain équilibre » entre Evguéni Prigojine et le ministre de la Défense, Serguei Choïgou. Moscou y voit aussi un intérêt économique et politique.
« Impliquer des prisonniers dans les combats évite de décréter une nouvelle mobilisation et permet d’épargner les salariés des secteurs jugés vitaux pour l’Etat. »
Konstantin Kalatchev, analyste politique russeà franceinfo
L’interdiction de mobiliser des détenus avait déjà été annulée pour certains crimes graves à l’automne, mais le nouveau texte ouvre de toutes autres perspectives de recrutement. Au 1er janvier, le Service pénitentiaire fédéral recensait en effet plus de 430 000 détenus dans le pays. Reste à savoir combien accepteront de prendre les armes, d’autant que la nouvelle loi prévoit que ces nouveaux contrats seront valables pendant toute la mobilisation, et plus pendant six mois seulement. Comme l’ont fait remarquer plusieurs observateurs, les prochains détenus recrutés devront désormais attendre la fin de « l’opération spéciale », décrocher une récompense au combat ou être blessés.
Le mouvement carcéral « Voleurs dans la loi », qui regroupe des figures criminelles russes systématiquement hostiles à l’Etat, a fait circuler un courrier pour dénoncer ces campagnes de recrutement. « Cette guerre n’est pas la nôtre », mentionne une note manuscrite obtenue par Vladimir Ossetchkine, et partagée sur Gulagu.net. « Je l’ai publiée pour aider les détenus à rester en prison, conclut-il, car j’ai bien compris qu’un nouveau recrutement sera bientôt en préparation. »
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