Le 21 février, dans son palais de Carthage, Kaïs Saïed, président en titre de la Tunisie, a tenu des propos d’un racisme et d’un complotisme étourdissants. S’en prenant à l’immigration clandestine venue d’Afrique subsaharienne, il a estimé que ce phénomène était une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ». Les tenants de la « théorie » du prétendu « grand remplacement » n’auraient pas dit mieux.
Un permis de haïr
Alors même que les discours ouverts de haine raciste se sont multipliés en Tunisie – à la grande inquiétude de nombreuses ONG du pays –, ces déclarations sonnent comme une autorisation à cette haine, ici dans son versant anti-Noir, devenu particulièrement prégnant à mesure que des agitateurs populistes surfaient sur l’immigration clandestine venue d’Afrique subsaharienne pour avancer un agenda raciste.
C’est ainsi que, depuis le début de l’année, des prises de position publiques particulièrement inquiétantes ont pu être entendues sur les médias. L’année a d’ailleurs commencé très fort puisque, dès le 1er janvier, c’est un ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur – Khalifa Chibani – qui, évoquant la ville de Sfax, pestait à la radio contre ces « Africains qui commencent à devenir trop nombreux ». Le 2 janvier, sur une autre radio, un ancien ministre – Mabrouk Korchid – évoquait le risque d’un « grand remplacement » et pariait que « les Africains vont venir se marier chez nous et nous remplacer ». Quelques jours plus tard, le petit mais nocif « Parti nationaliste » déambulait dans les rues de Tunis pour faire signer une pétition dénonçant la présence de « la colonie de migrants subsahariens » s’installant en Tunisie et faisant de leur expulsion la tâche prioritaire du gouvernement. Les arguments avancés sont tout aussi « convenus » : les immigrés venus de l’Afrique subsaharienne sont porteurs d’insécurité et représentent une menace identitaire.
Les propos de Kaïs Saïed sont fondés sur ces mêmes deux arguments de la menace identitaire et du danger sécuritaire. Car le président de la République tunisienne ne s’est pas simplement contenté d’évoquer, sans en reprendre le vocable précis, le risque d’un « grand remplacement ». Il s’est évertué à qualifier les migrants sous les termes les plus inquiétants puisque devenus dans sa bouche des « hordes de migrants » répandant « crimes » et « violence ».
Une loi piétinée
Outre le fait que les propos d’un président de la République – aussi illégitime soit son pouvoir – sont d’une portée différente de celles de responsables politiques marginaux ou à la retraite, les propos racistes et complotistes de Kaïs Saïed sont particulièrement choquants lorsque l’on sait que la Tunisie est le premier pays du Maghreb à s’être doté d’une législation antiraciste. Fierté des mouvements de la société civile qui l’ont portée, cette loi organique d’octobre 2018 relative à la lutte contre la discrimination raciale était un point d’appui dans la lutte contre les propos racistes et les comportements discriminatoires. En en prenant le contrepied, Kaïs Saïed en annule non pas l’existence formelle, mais sans doute la protection qu’elle aurait pu offrir aux victimes de ces fléaux. Car, dans un pays dirigé par un régime autocratique, quels magistrats auront les marges de manœuvre ou le courage de faire valoir une loi que le président piétine ?
Mais, au-delà de cette loi, la question est de savoir comment résister aux effets délétères des propos du président de la République tunisienne. Pour cela, nous savons pouvoir compter sur une société civile tunisienne active et nourrie des principes d’égalité. Fer de lance de la révolution de 2011 et des efforts de démocratisation du régime politique et de la société, cette société civile est naturellement vue comme un danger par Kaïs Saïed. C’est pourquoi, contre la répression que ce dernier lui fait subir ces derniers mois, elle mérite le soutien ferme de toutes celles et tous ceux qui sont soucieux de la Tunisie et de son avenir tout autant que des principes dont les organisations de la société civile sont porteuses. Il était déjà dur pour les Tunisiens d’être dirigés par un nouvel Ben Ali. Puisque nous savons maintenant que celui qui les dirige est un Zine el-Abidine Ben Ali, doublé d’un Éric Zemmour, et triplé d’un Renaud Camus, nous devons d’autant plus soutenir les forces démocrates et la société civile qui y agissent avec le courage que nous leur avons toujours connu.
Une Histoire trop peu questionnée
Au-delà du constat évident de la nécessité des condamnations immédiates des propos de Kaïs Saïed par la société civile tunisienne, il s’agit également de réfléchir aux ressorts sur lesquels jouent le président et les divers porte-voix de la parole raciste de ces derniers mois en Tunisie. Sans doute faut-il y interroger le rapport à une Histoire trop peu questionnée – je pense ici aux routes de l’esclavage que l’on a vu se remettre en place ces dernières années dans la Libye voisine et dont l’existence n’a pas pu être sans impact sur les représentations – ainsi que le rapport au continent africain. En qualifiant les Subsahariens d’ « Africains » et en semblant s’exclure de cette dernière dénomination, Kaïs Saïed dit en creux une certaine représentation de la Tunisie et de l’Afrique, nourrie d’un mépris de la première pour la seconde.
Mais, au-delà de ses ONG et d’une capacité à s’interroger que ses nombreux intellectuels ont toujours fait fructifier, la Tunisie recèle en elle un atout fondamental : sa population. Ainsi, à l’occasion d’un sondage publié l’an dernier, 63 % des Tunisiens interrogés estimaient que « la discrimination envers les Noirs est un problème ».
Kaïs Saïed a beau mettre à bas la démocratie, harceler la société civile et revenir sur les acquis antiracistes de la révolution de 2011, il est une chose qu’il ne pourra mettre à bas : les pensées profondes des Tunisiennes et des Tunisiens et la longue tradition d’accueil du pays.