Amilcar Cabral, militant, diplomate et idéologue des indépendances africaines
24 janvier 2023
Il y a cinquante ans, le 20 janvier 1973, disparaissait Amilcar Cabral, leader révolutionnaire de la Guinée portugaise, assassiné par la police politique de Lisbonne, avec la collusion des siens. Avec lui disparaissait l’un des penseurs et activistes les plus passionnants et les plus lucides des indépendances africaines, selon l’historien Amzat Boukari-Yabara. Entretien.
RFI : l’assassinat d’Amilcar Cabral était l’œuvre de la Pide, la police politique portugaise, mais il fut perpétré par des membres et des proches du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), parti créé par Cabral. On a aussi dit que ce meurtre avait été commandité par le président de la Guinée-Conakry, Sékou Touré, qui avait accueilli le mouvement révolutionnaire lusophone dans son pays. Que sait-on, cinquante ans après, des complicités dont les assassins de Cabral ont bénéficié ?
Amzat Boukari-Yabara : les circonstances de l’assassinat sont aujourd’hui connues. C’était le soir. Cabral rentrait d’une réception à l’ambassade de Pologne. Il est arrêté devant son domicile par un petit groupe de militants de son parti, qui étaient plus ou moins en disgrâce du PAIGC. Ses agresseurs lui ont demandé de les suivre. Comme Cabral a refusé, il a été abattu à bout portant sous les yeux effarés de son épouse. On sait que le PAIGC était infiltré par la police politique portugaise, qui était le véritable commanditaire du meurtre. L’objectif de ce crime était double : décapiter d’une part le mouvement révolutionnaire et, d’autre part, d’amener le parrain de ces révolutionnaires, en l’occurrence Sékou Touré, à prendre position. Ce dernier devra justement trancher par rapport à la crise née de l’assassinat de Cabral. Il s’agissait d’un « coup d’État » au sein d’un mouvement révolutionnaire, commandité de l’extérieur via la police politique portugaise qui ciblait Cabral de la même manière que le PAIGC ciblait aussi les dirigeants ou les têtes du système colonial portugais. On était vraiment dans un contexte de radicalisation de la répression coloniale.
En éliminant le leader du PAIGC qui avait déjà libéré les deux tiers du territoire, le régime colonial portugais croyait-il pouvoir vraiment marquer un coup d’arrêt au processus d’indépendance de la Guinée portugaise et du Cap-Vert ?
Voyez-vous, l’un des enjeux de la police politique portugaise était tout simplement de diviser le PAIGC, accusé à l’époque d’être le parti des métis et de laisser tomber les Noirs. Cabral était conscient de ces reproches et avait tenté d’unir le mouvement autour de l’idéologie et la cause révolutionnaire. Quant à la police politique portugaise qui avait ourdi le complot contre Cabral, en éliminant la tête pensante, elle espérait susciter des guerres de succession, des crises internes au sein du PAIGC et amener ce parti à imploser autour de la question de la succession de Cabral. Face à la victoire des forces africaines révolutionnaires qui apparaissait de plus en plus inéluctable, c’était la stratégie de la dernière chance de la part des Portugais.
Dans votre livre Africa Unite, une histoire du panafricanisme (La Découverte, 2014) et plus récemment dans le cadre de l’émission La Marche du monde de RFI, vous avez affirmé que Cabral fut un combattant modèle, une figure exceptionnelle et qu’il a mené la guerre de libération peut-être la plus intéressante, la plus passionnante et la plus intelligente. En quoi consistait l’originalité de son combat ?
C’est un combat qui était basé justement sur la création d’une culture nationale, une culture populaire, la réduction des inégalités et des injustices. Les principaux objectifs de Cabral consistaient à éradiquer la pauvreté et la misère, à travers l’éducation, puis à travers le développement d’une agriculture et d’une paysannerie autosuffisante. C’était aussi un combat autour de la dignité humaine, un souci qui était très fortement présent dans la vision de Cabral. Qui plus est, cette vision faisait une large place à l’histoire, la culture, la poésie, en lien au parcours personnel du personnage. Voici quelqu’un qui sut créer un mouvement de libération, une philosophie, une pensée profondément humaniste, profondément antiraciste et également panafricaniste. Rappelons que sa lutte de libération n’a pas concerné un pays mais deux territoires : la Guinée-Bissau et le Cap-Vert, qui ont chacun leurs spécificités, à la fois démographiques, sociologiques, géographiques et culturelles. Cabral avait aussi mené ce combat à l’échelle internationale, en mobilisant notamment tous les pays qui étaient liés au mouvement des non-alignés, et en tant que porte-parole du continent africain. Au cours de la première réunion de la Tricontinentale, qui s’est tenue en 1966 à l’hôtel Habana Libre, au cœur de la capitale cubaine, le dirigeant révolutionnaire africain sut réellement enthousiasmer les Cubains et en particulier Che Guevera par la cohérence de sa théorie et sa pratique de la lutte armée. Il est vraiment le personnage qui, je pense, symbolise le mieux l’histoire des mouvements de libération. Cabral était aussi présent aux funérailles de Kwame Nkrumah à Conakry, en mai 1972, où il évoqua, avec un certain sens prémonitoire, ce qu’il appelait le cancer de la trahison en rappelant que les mouvements de libération étaient régulièrement infiltrés et soumis à des processus de division en interne. Sa stratégie aboutit à une victoire contre le colonialisme portugais, particulièrement réactionnaire et soutenu par l’Otan. Ce sont tous ces éléments qui me font dire que Cabral est probablement la personnalité politique de l’histoire des indépendances africaines la plus riche et la plus complète.
La plus complète, car l’homme était à la fois militant, diplomate et militaire…
En effet, il était militant dans le sens où c’est quelqu’un qui mettait vraiment de la rigueur dans sa pratique idéologique. On est loin de toute forme d’activisme de bas étage, dans la mesure où son militantisme se nourrissait d’un travail de réflexion, notamment sur les questions liées au marxisme, sur comment adopter et adapter le marxisme aux questions africaines. Cabral était également diplomate dans le sens où il a su mobiliser les pays au niveau des Nations unies, au niveau de l’Organisation de l’unité africaine, le Vatican, puisque le Portugal est une puissance catholique. Enfin, c’était aussi un militaire, puisqu’il a mené un mouvement de libération armé et de guérilla de manière très intelligente, en s’appuyant notamment sur le soutien des campagnes et de la paysannerie, alors que les villes étaient tenues par les colons. Sur le terrain, il a conduit une véritable guerre de libération asymétrique, qui a inspiré d’autres combats par la suite, notamment en Afrique australe.
Les spécialistes rappellent que Cabral s’était beaucoup inspiré de la pensée de Frantz Fanon. Quel rôle les idées de Fanon ont-elles joué dans la maturation du militantisme anticolonial chez Cabral ?
Cabral et Fanon appartenaient à la même génération. Lecteur attentif des écrits de Fanon, le Guinéen s’inspire de la réflexion du psychanalyste martiniquais sur la révolution algérienne. Il avait pris la mesure du rôle capital de la paysannerie algérienne dans le mouvement de libération. Pour Cabral, toutefois, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert ne sont pas comparables à l’Algérie. Ces deux territoires n’ont pas la même problématique anthropologique, s’agissant de la dynamique entre villes et espaces ruraux. Il fallait donc repenser la stratégie et déclencher la révolution dans les colonies portugaises depuis l’intérieur du pays, estimait Cabral, tout en faisant sienne la théorie fanonienne de la violence libératrice et émancipatrice. Dans le contexte algérien, comme dans le contexte de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, c’est le peuple qui doit se libérer, c’est le peuple qui doit porter les armes et c’est le peuple en armes qui doit réellement grandir, gagner et construire son indépendance. On peut donc voir dans la pensée de Cabral une continuité des réflexions de Fanon. Ce dernier décèdera en 1961 et c’est Cabral qui va reprendre son héritage, et le porter à un niveau supérieur en l’appliquant dans le cadre de la Guinée portugaise.
Amilcar Cabral est né en 1924, dans la Guinée portugaise, de parents originaires du Cap-Vert. Quel rôle sa famille a-t-elle joué dans la prise de conscience militante du jeune Cabral ?
Cabral est né dans une période où la domination coloniale portugaise semblait encore invincible. La société cap-verdienne était alors très hiérarchisée et régie par une logique assimilationniste, raciste et inégalitaire. Le père de Cabral était instituteur et se montrait assez critique vis-à-vis du système colonial. Sa mère était couturière et tenait une petite boutique de couture. Cabral, dont les parents vont se séparer assez tôt, se déplace régulièrement entre le Cap-Vert et la Guinée-Bissau. Jusqu’à l’âge de 10 ans, ce sont ses parents qui s’occupent de sa formation. Il entre tardivement à l’école, mais animé d’un esprit travailleur, d’une certaine intelligence et d’une maturité, il va vite rattraper son retard. Il s’intéresse à la poésie. Cela renvoie à la sensibilité transmise par ses parents, notamment par sa mère. Son intérêt pour la poésie renvoie aussi à la manière dont, dans ce milieu, le combat politique s’inscrit dans l’amélioration des conditions de vie au quotidien. Et lorsqu’il part étudier à Praia d’abord, capitale du Cap-Vert, puis dans un collectif, dans l’île de Sao Vicente, et enfin à Lisbonne avec une bourse, il est toujours travaillé par l’idée que les bourses qu’il a obtenues étaient le résultat de l’exploitation de ses parents et de la génération de ses parents, et que son devoir était donc de faire en sorte que les bénéfices qu’il va tirer de ses études, il doit les reverser au peuple. C’est en quelque sorte l’origine du fameux concept de « suicide de classe » qu’il développera plus tard en expliquant que la petite bourgeoisie qui a bénéficié de privilèges grâce au système colonial doit être largement capable de renoncer à ses privilèges et donner au peuple ce qui revient au peuple. On pourrait donc dire que le Cabral politique est le produit de la manière dont ses parents l’avaient élevé. La formation reçue à la maison lui donna une intégrité rare. Cabral était un personnage incorruptible qui négociait jusqu’au bout. On raconte que face à son meurtrier, il a continué à lui expliquer jusqu’à la dernière minute l’importance de dialoguer !
Diriez-vous que le choix qu’il fait en arrivant à Lisbonne de se spécialiser en agronomie relève aussi de cette formation qu’il a reçue de ses parents, d’être en empathie avec les masses populaires ?
Tout à fait. Durant ses études, il va rentrer une première fois en 1949, pour mieux sérier son sujet. Il veut que le Cap-Vert indépendant base son économie sur l’agriculture. Il intervient dans des émissions radio où il parle des problèmes liés notamment à l’éducation, à l’agriculture, aux besoins d’idéologies, alors qu’à l’époque, il n’est encore qu’un étudiant de cinquième année d’agronomie à Lisbonne. Le choix qu’il fait d’étudier l’agronomie a été motivé par le souci d’être au plus près des masses paysannes, mais aussi par le souvenir de la sécheresse et de la famine qu’il a connues au Cap-Vert dans les années 1940, et ces drames s’étaient soldé par la mort de 50 000 personnes dans l’indifférence totale du gouvernement colonial portugais.
Lisbonne, c’était aussi la ville où a débuté le parcours intellectuel du leader révolutionnaire. Comment ce passage par la métropole coloniale a préparé Cabral pour son futur rôle d’activiste et de dirigeant ?
Cabral a 21 ans quand il débarque à Lisbonne, avec une bourse. Il y rencontre d’autres jeunes étudiants qui vont devenir d’importants leaders des mouvements de libération à travers le continent. Je pense notamment à Marcelino Dos Santos, Agostinho Neto, Mario Pinto de Andrade, Viriato Da Cruz, et à bien d’autres. Ces étudiants participaient à des réunions à la fois culturelles, mais aussi politiques pour parler de la situation dans les territoires coloniaux dont ils étaient originaires. Ces réunions se déroulaient dans la Casa dos Estudiantes do Império (CEI) où les activistes sont repérés par la police politique portugaise, qui les obligeait parfois à passer dans la clandestinité, à fuir, à aller se réfugier à Paris ou ailleurs, tout en continuant leur travail intellectuel. Ce travail intellectuel passait notamment par des lectures. On lisait les auteurs de la négritude, la littérature afro-brésilienne. On lisait aussi de la littérature communiste, marxiste, anarchiste. Parallèlement, on assistait à une camaraderie, une fraternité qui s’est épanouie entre ces futurs leaders de mouvements de libération d’Angola, de Mozambique, de Sao-Tomé, de Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Cela explique pourquoi la lutte dans les colonies portugaises va vraiment se structurer de manière panafricaine, avec par exemple Cabral impliqué dans la formation du Mouvement populaire de la libération de l’Angola (MPLA), tout comme Marcelino Dos Santos et Mario Andrade étaient engagés dans le devenir du PAIGC. Pour Cabral comme pour ses condisciples, ces années à Lisbonne seront vraiment fondatrices de liens politiques, de liens personnels, des liens d’amitiés, basés sur une volonté commune de faire tomber le régime colonial portugais.
Amilcar Cabral rentre chez lui en 1952 et fonde le PAIGC en 1956. On peut dire que ce fut son premier acte politique ?
En quelque sorte, oui. Il est rentré dans son pays en 1952, avec le diplôme d’ingénieur agronome en poche, mais le jeune homme est suspect aux yeux des autorités à cause de son activisme politique. Il est interdit de séjourner de manière prolongée en Guinée-Bissau. C’est en septembre 1956, revenu clandestinement, qu’il crée le PAIGC, en présence de cinq ou six proches, dont son frère Luis Cabral. La particularité de ce parti est de lier deux territoires, à savoir la Guinée portugaise et le Cap-Vert dans la même lutte pour l’indépendance, sur une base panafricaniste. Avec la création au cours de la même décennie d’autres mouvements indépendantistes à travers l’Afrique lusophone, le PAIGC se trouvait en même temps au cœur d’un plus large mouvement de décolonisation de l’empire colonial portugais.
Or, les premières années du PAIGC de Cabral, malgré la popularité de son fondateur, se révèleront difficiles…
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Oui, mais cela s’explique par une implantation insuffisante du PAIGC dans les campagnes, notamment parmi la paysannerie. Ce parti gagnera en visibilité, à partir de 1959-1960, lorsqu’il entre dans la lutte armée, à la suite de la répression par les autorités coloniales d’une manifestation organisée par Cabral. La grève des travailleurs du port de Bissau, qui a lieu en 1959 sur les docks de Pidjiguiti, se solde par une tuerie sanglante, faisant une cinquantaine de morts parmi les grévistes. C’est un tournant dans le rapport de forces entre autorités coloniales et révolutionnaires. Mais à la base, Cabral est quelqu’un qui croit en la capacité de la culture à être un outil de libération. Il croit à la décolonisation des esprits, au nationalisme culturel, au panafricanisme et appelle à la « réafricanisation des esprits ». Cela ne l’empêche pas toutefois de se tourner vers la pensée marxiste comme outil d’analyse des conditions historiques de la domination impérialiste, sans être inféodé à l’URSS.
Dans quelle mesure l’indépendance de la Guinée portugaise que Cabral a contribué à arracher, mais dont il ne verra pas l’avènement, a-t-elle débouché à la réalisation des idées de développement égalitaire et de dignité retrouvée que le leader révolutionnaire appelait de tous ses vœux ?
C’est assez compliqué parce que, après l’assassinat de Cabral, des divisions, des conflits internes ont fait jour. D’autres dirigeants ont été également éliminés. La Guinée-Bissau et le Cap-Vert ont pris des indépendances séparées par la suite. On a aujourd’hui deux États qui sont indépendants chacun de son côté. D’une certaine manière, l’indépendance telle qu’elle est advenue après l’assassinat de Cabral a été très différente de ce que Cabral espérait sans doute mettre en place s’il avait pu, s’il avait pu être présent dans ce contexte-là.
► Amzat Boukari-Yabara est historien et docteur de l’EHESS. Il est notamment l’auteur de Nigeria (De Boeck), de Mali (De Boeck), de Walter Rodney (1942-1980) : les fragments d’une histoire de la révolution africaine (Présence Africaine) et de Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme (La Découverte).